Comment les transporteurs routiers de Lorraine font face à l'explosion des coûts de production
Enquête # Production et distribution d'énergie

Comment les transporteurs routiers de Lorraine font face à l'explosion des coûts de production

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Poussés dans le dos par la reprise économique, les transporteurs routiers de Lorraine se retrouvent face au vent contraire de l’inflation : celle du gazole, des additifs, des pièces de rechange et des véhicules neufs. De quoi freiner la dynamique et inquiéter les plus petites entreprises du secteur. De quoi encourager ceux qui en ont les moyens vers un avenir sans gazole et sans bitume.

La station « énergies propres » de Transalliance est installée à Fléville-devant-Nancy — Photo : Jean-François Michel

Du jamais vu. Début octobre 2021, selon le ministère de la Transition écologique, le prix du gazole a connu son plus haut niveau historique en France. Pour n’en verser qu’un litre dans son réservoir, le client de la station-service devait débourser 1,54 euro en moyenne. Le record de 2018 a donc été battu. Mais loin d’avoir atteint son pic, le tarif du diesel a frôlé 1,56 euro en novembre et en décembre. De quoi faire flamber la facture des automobilistes mais aussi des transporteurs. D’après les chiffres de l’Observatoire régional transports & logistique (ORTL), la Lorraine compte plus de 1 100 établissements de transport routier de marchandises. Un secteur qui, dans le Grand Est, représente 126 000 emplois (hors intérim), soit 7 % de l’emploi salarié régional.

AdBlue et pièces de rechange

"Pour faire le plein d’un camion, nous sommes passés de 800 à 1 000 euros en quelques mois", calcule l’affréteuse Sandrine Weber des Transports Vanhove à Fraize dans les Vosges (CA : 2,2 M€ ; 22 salariés). Après avoir plongé à 1,16 euro en mai 2020, le prix du gazole dépasse désormais d’environ quinze centimes son niveau d’avant Covid. Un retour à la réalité cinglant qui affaiblit des trésoreries déjà bien éprouvées.

D’autant qu’il n’y a pas que le diesel qui explose mais l’ensemble des coûts de production. En raison des pénuries de matières premières (semi-conducteurs, acier, aluminium, plastique, magnésium, etc.), les pièces de rechange se font rares. "Les pneumatiques, n’en parlons pas, ajoute Sandrine Weber. Nous avons d’ailleurs beaucoup de mal à nous approvisionner en pneus hiver. Même les chaînes sont difficiles à trouver. Et quand on en trouve, elles valent une fortune." Autre ligne qui perfore le budget : l’additif AdBlue. Cet incontournable du transporteur routier permet de réduire sa consommation de carburant et ses émissions d’oxydes d’azote (NOX). Problème : faute d’ammoniac, son prix n’en finit plus de grimper. "Il est passé de 28 centimes le litre en septembre à plus de 60 centimes en novembre, tempête l’affréteuse vosgienne. Et si nous n’avons plus d’AdBlue, les camions ne roulent plus."

Des factures qui grossissent aussi à vue d’œil quand il s’agit de renouveler son parc. La société meusienne de transports Sodel à Pagny-sur-Meuse (CA : 5,4 M€ ; 40 salariés) remplace cinq à six véhicules par an sans compter les remorques. "Un tracteur routier qui coûtait 90 000 euros il y a un an coûte aujourd’hui plus de 100 000 euros", déplore la directrice générale Delphine Jacquot. Les prix s’envolent et les délais s’allongent. La PME a reçu ses deux nouveaux véhicules fin novembre, six mois après les avoir commandés. "En attendant les véhicules neufs, nous tirons sur les autres en fin de vie et nous multiplions les problèmes techniques. Là encore, les pièces de rechange sont plus chères et plus longues à arriver. Le cercle est vicieux."

Gel des recrutements et des investissements

Une pénurie et une flambée des prix qui ébranlent de nombreuses PME du secteur, inquiètes pour leur avenir. "Bien sûr que nous avons peur de perdre des clients, lâche Sandrine Weber. Certains restent fidèles, mais pour combien de temps encore ?". C’est pour cette raison que les Transports Vanhove ont fait le choix de ne pas répercuter les hausses du moment. Mais pour garder la tête hors de l’eau, l’entreprise a décidé de geler ses recrutements. "La masse salariale est toujours plus importante avec des augmentations au 1er octobre et au 1er janvier, rappelle Delphine Jacquot de la société Sodel. Ça pèse lourd. Mais comme les recrutements sont difficiles, nous nous devons d’accepter ces hausses de salaires."

En attendant que l’inflation retombe, la plupart des petites entreprises lorraines n’ont pas trouvé d’autres solutions que de faire le dos rond. Chez les Transports Vanhove, on demande aux chauffeurs de trouver les stations-service les moins chères. "Généralement, ils choisissent les supermarchés, loin des autoroutes", glisse Sandrine Weber. D’autres PME n’ont plus le choix : il faut répercuter les hausses. "Au départ, nous les prenions pour nous mais aujourd’hui, les augmentations sont trop importantes, confie la gérante. La majorité de nos clients comprennent la situation. Certains partiront mais ce n’est pas grave car la reprise est très importante. Certes l’inflation est là, mais le travail aussi. Ma seule crainte, c’est que la reprise soit illusoire et que l’activité rechute bientôt avec des coûts toujours aussi lourds. La situation deviendrait alors très difficile pour des petites sociétés comme nous."

La fin du gazole ?

Travaillant pour des marges comprises entre 1 et 2 %, les entreprises du transport routier peuvent donc compter sur un bon niveau d’activité pour s’en sortir : "Depuis six mois, la demande de transport est en augmentation", assure Eric Mignon, le secrétaire général de la Fédération nationale des transports routiers dans les Vosges et en Meurthe-et-Moselle. "Mais le moindre petit rien dans l’équilibre actuel des coûts pourrait mettre en danger des entreprises. Il pourrait y avoir de la casse…" Difficile dans ces conditions d’investir pour préparer l’avenir. Qui, pour certains, se joue déjà sans diesel.

Sortir de la dépendance au gasoil, négocier le virage serré de la transition énergétique, le transporteur Mauffrey (4 300 salariés) s’y est engagé depuis 2012. Le groupe, basé à Saint-Nabord, dans les Vosges, a mis en service en Île-de-France le premier camion roulant au gaz sur le territoire français et compte aujourd’hui une flotte de plus de 120 poids lourds alimentés au gaz. "C’est un axe stratégique pour notre groupe", souligne son directeur général en charge des opérations Fabrice Grandgirard. Malgré un prix d’achat qui reste entre 20 et 30 % supérieur à un camion diesel, "le coût d’exploitation est compétitif", assure-t-il. "Le groupe est rentré dans une logique de réduction de son empreinte carbone. Plus personne ne peut ignorer les enjeux environnementaux et nos clients nous demandent des solutions plus respectueuses de l’environnement". Concrètement, un camion gaz rejette 99 % de particules et jusqu’à 60 % de NOX en moins par rapport à aux niveaux imposés par la norme Euro VI.

C’est le même constat qui a poussé le logisticien allemand DB Schenker (CA : 16,4 Md€ ; 72 000 salariés) à s’équiper en 2019 d’un premier camion roulant au gaz. Stationné à Épinal, ce véhicule dessert le secteur de Saint-Nicolas-de-Port et de Nancy Sud, soit une tournée d’un peu plus de 200 kilomètres chaque jour. Deux ans plus tard, le bilan est mitigé : "Je serais le premier à avoir envie d’aller vers ce type de motorisation moins émettrice de CO2, affirme Alexis Gorgol, le directeur de l’agence DB Schenker d’Épinal. Mais nous avons rencontré des déboires pour faire le plein de gaz."

Davantage de stations gaz

La Lorraine compte actuellement cinq stations délivrant du GNC, pour gaz naturel comprimé, ou du GNL, pour gaz naturel liquide, permettant d’alimenter des camions ou des véhicules utilitaires. Dans le bassin nancéien, il n’y en a qu’une, installée en 2016 à Ludres par Air Liquide, pour le compte du groupe Transalliance. "Et il y a très souvent la queue", déplore Alexis Gorgol, qui constate que le camion au gaz reste "moins puissant et donc un peu moins rentable" qu’un camion diesel. Mais le réseau de distribution de gaz pour les véhicules est amené à se densifier : Total Énergies porte un projet de station GNC à Metz, et autour de Nancy, dans un rayon de quelques dizaines de kilomètres, pas moins de six stations sont en projet. AS24, la filiale de Total Énergies dédiée aux professionnels, porte deux projets, à Pagny-sur-Meuse et à Gondreville. Engie Solutions veut faire sortir de terre deux stations, à Laronxe et à Rosières-aux-Salines. Enfin, le groupe Endesa, qui exploite déjà une station GNC à Sarreguemines, doit ouvrir en septembre 2022 une nouvelle station GNC à la sortie de la zone logistique de Gondreville. Pour autant, le directeur de l’agence DB Schenker d’Épinal n’investira pas massivement sur le gaz : "Nous devons renouveler certains camions début 2023. Je pense que nous aurons un camion au gaz supplémentaire, pour desservir le centre de l’agglomération nancéienne, mais pas plus", estime Alexis Gorgol.

Investir les ports et les gares

Si la route et les poids lourds pèsent encore plus de 88 % du transport des marchandises en France, le dirigeant des Transports Foulon (CA : 25 M€ ; effectif : 250), Alain Foulon, dresse un constat simple : "Le réseau routier est saturé, il faut trouver des alternatives". Son entreprise, basée à Champigneulles, envoie déjà par la voie d’eau plus de 30 000 tonnes de marchandises à destination du Nord de l’Europe. Et une initiative portée le groupe luxembourgeois Bétons Feidt (CA : 180 M€ ; 550 salariés), via sa filiale Lorport, ouvre de nouvelles perspectives au dirigeant des Transports Foulon : le bétonnier vient en effet d’investir 11 millions d’euros pour donner un nouveau souffle au port de Neuves-Maisons, en ouvrant la desserte du Sud de la Lorraine, jusqu’au port de Chavelot, dans les Vosges, par des péniches de type "Freycinet", capables de transporter jusqu’à 350 tonnes de marchandises. "Nous proposons le report sur la voie d’eau à nos clients, et il n’est pas difficile de les convaincre", assure Alain Foulon, qui rappelle qu’une péniche Freycinet permet de retirer environ 100 camions de la route. Diagnostic partagé par le directeur général du groupe Mauffrey, qui a déjà fait transiter près de 200 000 tonnes de marchandises par le port de Neuves-Maisons exploité par Lorport. "Au niveau européen, notre filiale MAF, pour Mauffrey Affrètement Fluvial, a retiré plus de 3,5 millions de tonnes de marchandises de la route, en les reportant sur la voie d’eau et le fer", souligne Fabrice Grandgirard. Si les questions du prix et du temps de transport reviennent dans les discussions avec les chargeurs, le dirigeant du groupe Mauffrey constate que l’ensemble des chaînes logistiques sont remises à jour actuellement : "Le camion ne va pas disparaître, mais il va servir à autre chose. Acheminer la marchandise jusqu’à un point de report modal, puis la dispatcher".

Loin d’être une contrainte, la refonte des chaînes logistiques est un vecteur de croissance pour un groupe comme FM Logistic (CA : 1,5 milliard d’euros ; effectif : 29 000). Basé à Phalsbourg en Moselle, le logisticien a signé pour 166 millions d’euros de nouveaux contrats lors de son premier semestre fiscal, d’avril à septembre 2021, soit plus que pour l’ensemble de l’exercice 2019-2020, avant la pandémie. Réduire sa dépendance à l’énergie fossile en général et au diesel en particulier semble être à la portée d’un groupe comme FM Logistic : "Nous allons continuer d’agir pour minimiser notre impact sur l’environnement, en devenant producteur d’hydrogène vert sur plusieurs de nos sites", affirmait Jean-Christophe Machet, le président de FM Logistic, en présentant "Powering 2030", la nouvelle stratégie du groupe, qui vise à atteindre 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2030. Le logisticien mosellan vient de signer un accord avec Bouygues Énergies Services pour construire en 2022 une station de production d’hydrogène vert à 10 millions d’euros dans le Loiret, à proximité d’Orléans, grâce à l’énergie électrique tirée des panneaux solaires installés sur le toit des entrepôts.

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