Meurthe-et-Moselle
Comment les PME lorraines tirent leur épingle des jeux de société
Enquête Meurthe-et-Moselle # Industrie # Innovation

Comment les PME lorraines tirent leur épingle des jeux de société

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Après des décennies de croissance discrète et une année 2020 révélatrice, les professionnels du jeu de société se voient pousser des ailes. Encore faut-il se réorganiser et se repositionner pour profiter d’une dynamique devenue hors-norme. La Lorraine, place forte de la filière en France, voit ses éditeurs, ses fabricants et ses distributeurs se renouveler en profondeur.

Les cartes du jeu Blanc Manger Coco, deuxième meilleure vente du début de l'année 2021, sortent des ateliers de Cartamundi France, à Saint-Max — Photo : Lucas Valdenaire

Jamais une partie n’avait été aussi mouvementée. Pour autant, l’un des grands gagnants de l’année 2020 reste le marché du jeu de société. Malgré plusieurs mois de confinements, de fermetures administratives et de pertes dans les boutiques spécialisées, la croissance du secteur est exceptionnelle. Selon les chiffres de la société d’études NPD, le marché du jeu de société, hors jeux de cartes, a bondi en France de 26 %, passant de 328 millions d’euros en 2019 à 414 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020. "Ces dernières années, la dynamique avoisinait les 5 ou 7 % de croissance par an, détaille Frédérique Tutt, experte chez NPD. Ce qui reste toujours un peu mieux que le marché du jouet dans son ensemble. Mais en 2020, le jeu de société a connu une incroyable explosion. C’est totalement unique." Avec plus de 23 millions de boîtes achetées l’an dernier, les Français sont les plus gros joueurs d’Europe, loin devant les Britanniques ou les Allemands.

En Lorraine, de très belles PME ont réussi à sortir du lot derrière les géants américains du jeu et du jouet comme Mattel ou Hasbro, qui pèsent tous les deux plus de 4 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Installée en périphérie de Nancy, à Heillecourt (Meurthe-et-Moselle), Iello a terminé l’exercice 2020 sur un chiffre d’affaires en hausse de 30 % pour atteindre 13,6 millions d’euros. Et l’éditeur-distributeur, créé en 2004 par Patrice Boulet et Cédric Barbé, continue sur sa lancée : "Sur les premiers mois de l’année 2021, nous sommes à +108 % de croissance", détaille Patrice Boulet.

Le dirigeant de Blue Orange Timothée Leroy présente l'As d'Or décroché en février 2021 pour le jeu Dragomino — Photo : Lucas Valdenaire

Plus que les résultats financiers, ce sont les récompenses décrochées lors des festivals qui motivent les équipes des éditeurs lorrains : le jeu pour enfants Dragomino, édité chez Blue Orange à Pont-à-Mousson (Meurthe-et-Moselle), a reçu l’As d’Or du Jeu de l’année en février 2021 à Cannes, pendant que The Crew, édité par Iello, décrochait l’As d’Or du meilleur jeu de l’année dans la catégorie "expert". Encore plus prestigieux, le Spiel des Jahres de Berlin, équivalent de l’Oscar des jeux de société, a déjà été attribué deux fois à Iello et une fois à Blue Orange, en 2017, pour son Kingdomino, devenu meilleure vente de l’entreprise. "Nous avons franchi le million d’exemplaires pendant le confinement, se réjouit le directeur général de Blue Orange, Timothée Leroy. Le jour où nous avons décroché le Spiel, nous avons enregistré 250 000 commandes supplémentaires."

Un coup d’accélérateur après le premier confinement

Affichant aujourd’hui 6 millions d’euros de chiffre d’affaires, Blue Orange n’en finit plus de décoller. Avec son collègue Jalal Amraouza, Timothée Leroy a fondé l’entreprise en 2005 avec un seul jeu en stock intitulé Mana et inventé par son père Claude. "J’avais seulement 20 ans quand nous avons décidé d’en fabriquer nous-mêmes quelques exemplaires, raconte le dirigeant lorrain. Ensuite, nous avons lancé d’autres jeux et nous avons mis six ans avant de pouvoir en vivre. C’est en 2013 que j’ai fini par déménager de chez moi pour trouver des locaux un peu plus grands." Trois ans plus tard, Blue Orange s’installe dans ses bureaux actuels, rapidement devenus trop petits. Aujourd’hui, des travaux sont en cours pour pousser les murs et un nouveau dépôt de 1 000 m² a vu le jour en 2020 dans la commune voisine de Lesménils (Meurthe-et-Moselle).

Un développement que le premier confinement, en mars 2020, aurait pu enrayer : "Quand les revendeurs ont fermé leurs boutiques, ça a été très dur", concède Patrice Boulet. À l’impossibilité de vendre dans les boutiques se sont conjuguées des difficultés logistiques qui ont bloqué les flux, même sur les plateformes de vente en ligne. "Après coup, l’effet a été intéressant, se félicite Timothée Leroy. La sortie de crise nous a donné un coup d’accélérateur. D’ailleurs, le début d’année est très prometteur. Nous prévoyions 10 % de croissance pour 2021 et nous irons peut-être jusqu’à 20 %." La tendance est identique chez Iello, qui s’attend à terminer l’année sur une croissance de 30 %.

Chez Iello, à Heillecourt, les équipes dédiées à la logistique ont enregistré une hausse de 20% des expéditions entre 2019 et 2020 — Photo : Jean-François Michel

Face à cette dynamique historique, Blue Orange, qui emploie 27 salariés, se transforme en profondeur. "Nous avons décidé de recruter des responsables pour chaque service et nous avons créé une équipe de direction pour apporter de la transversalité", détaille Timothée Leroy. Celui qui fait 80 % de son chiffre d’affaires à l’étranger dans une soixantaine de pays (Allemagne, Chine, Corée du Sud, pays scandinaves) a décidé d’ajouter une nouvelle corde à son arc en créant une société de distribution. Intitulée Tribuo, cette nouvelle entreprise doit démarrer ses activités cet été. "Jusqu’à maintenant, pour distribuer nos jeux, nous passions par l’entreprise Blackrock. L’objectif était de mettre notre énergie sur l’international. Aujourd’hui, la stratégie a payé et il est temps de voler de nos propres ailes", se félicite Timothée Leroy.

Une filière qui se restructure

Pour vendre ses jeux de société aux boutiques spécialisées à partir du 1er août 2021 et aux grandes surfaces spécialisées dès le 1er janvier 2022, Tribuo va s’appuyer sur le savoir-faire de Blue Orange et sur une nouvelle équipe composée d’une petite dizaine de commerciaux et de préparateurs de commandes. Avant de voir encore plus grand ? "En termes de recrutements, tout peut aller très vite, répond Timothée Leroy. Nous le savons car nous l’avons déjà vécu."

Employant 55 personnes chez Iello, Patrice Boulet préfère rester discret sur sa stratégie : "En France, le réseau des 1 200 magasins indépendants est une vraie force, insiste le dirigeant de Iello. Je ne dirai pas que nous n’avons jamais songé à une plateforme en ligne pour vendre en direct aux consommateurs, mais il y a d’autres pistes pour développer l’activité." Si grossir par croissance externe peut être une stratégie pour Iello, le danger serait de tuer la créativité du secteur en jouant la logique industrielle, au détriment d’un foisonnement moins créateur de valeur, mais plus prolixe en jeux.

Dans les bureaux de l'éditeur de jeux de société Iello, à Heillecourt, en périphérie de Nancy — Photo : Jean-François Michel

Pour suivre la cadence du marché, ce ne sont pas seulement des éditeurs qui se développent, c’est toute une filière qui se restructure. La preuve avec le réseau régional La Caverne du Gobelin, qui s’apprête à ouvrir son quatrième magasin à Thionville (Moselle) après Nancy, Metz et Pont-à-Mousson. La preuve encore avec le fabricant de cartes à jouer Cartamundi France (23 millions d'euros de CA en 2020 ; 80 salariés), installé à Saint-Max (Meurthe-et-Moselle). Filiale française du géant belge Cartamundi (440 millions d’euros de CA en 2019 ; 2 500 salariés), l’ex-société France Cartes créée en 1962, ayant pris racine en 1946 avec la création de la célèbre marque Ducale, a été rachetée en 2014 par Cartamundi. Malgré les soubresauts "inquiétants" des différents confinements, la filiale du groupe belge a connu "un véritable rattrapage en sortie de crise", selon son directeur général Jean-François Roulon. Suffisant pour accrocher un chiffre d’affaires 2020 équivalent à celui de 2019, soit 23 millions d’euros. En outre, pour entretenir une croissance à deux chiffres, l’entreprise poursuit ses investissements (une nouvelle machine dédiée à l’emballage installée il y a quelques mois) et s’engage dans un repositionnement global sur l’ensemble de ses activités.

"Pour moderniser nos marques traditionnelles Ducale et Grimaud, nous relookons les packagings et nous développons un QR Code pour que les joueurs puissent se géolocaliser et jouer ensemble", annonce Jean-François Roulon. Sans jamais oublier les fondamentaux du tarot ou encore de la belote, "qui reviennent sur le devant de la scène grâce à la transmission renouvelée des jeux traditionnels entre générations". Jean-François Goulon en est convaincu : il y a un vrai coup à jouer, surtout en ce moment. "Le marché de la carte traditionnelle est estimé à 10 millions d’euros environ. Mais quand nous faisons des études consommateurs, le potentiel grimpe à 23 millions. Le consommateur a donc envie d’acheter mais il n’en a pas encore le réflexe. À nous de l’activer."

Montée en gamme et relocalisation

Autre levier de croissance pour Cartamundi France pour espérer tutoyer les 50 millions d’euros de chiffre d’affaires avant 2025 : le "card game". "Nous travaillons sur de nouvelles mécaniques pour créer des jeux rapides, faciles, transportables et populaires", lance Jean-François Goulon. La PME profite également d’un autre marché en croissance : celui du luxe. Sa marque de qualité supérieure Grimaud intéresse de plus en plus les grandes marques françaises du secteur. "Nous allons monter en gamme, confie le gérant meurthe-et-mosellan. Des marques de luxe vendent des cartes à jouer et sont fières de les fabriquer chez nous à Nancy. D’autant qu’il y a un vrai savoir-faire Grimaud, maître cartier depuis 1848."

Jean François Roulon est le directeur général de Cartamundi France, installé à Saint-Max près de Nancy — Photo : Cartamundi France

Cartamundi France joue aussi la carte de la distribution : "Nous créons des partenariats avec des éditeurs qui n’ont pas la force de frappe pour aller voir les Carrefour, Auchan, Grande Récré ou encore Amazon. Nous voulons ainsi devenir une maison d’édition et de distribution pour les jeunes éditeurs qui cherchent un environnement pour s’exprimer sur le marché."

Des partenariats, Jean-François Roulon aimerait aussi en nouer avec de plus gros éditeurs pour, notamment, relocaliser la fabrication des jeux. "Beaucoup se posent la question du Made in France. Et je suis prêt à leur lancer un appel pour trouver, ensemble, de nouvelles solutions." À l’image de Blue Orange et Iello, la plupart sous-traitent en Chine pour des raisons financières mais se heurtent aujourd’hui à de nouvelles difficultés d’approvisionnement. "L’an dernier, tout le monde a été pris par surprise, rappelle Frédérique Tutt, du panéliste NPD. Les consommateurs du monde entier se sont tournés vers les jeux et les puzzles, et cela a créé d’énormes problèmes de logistique. Ceux qui possédaient des usines en Europe, comme Ravensburger, avaient des avantages certains sur d’autres qui ne produisent pas localement. Et cette année le marché sera très compliqué car d’autres soucis sont en train d’arriver : le manque de containers, les ports saturés et les prix qui flambent. Il va y avoir beaucoup de ruptures de stocks. Cela va donc se jouer à qui sera le plus malin pour faire venir ses produits en premier."

Une dynamique qui intéresse les investisseurs

Car la demande n’est pas près de se tarir, assure la spécialiste du jeu, qui prévoit une croissance 2021 inférieure à celle de 2020 mais toujours supérieure à celle de 2019. Et les professionnels du jeu en Lorraine ne s’y trompent pas : le mouvement dépasse largement celui d’un effet de mode éphémère. "En plus de l’avoir accéléré, le confinement a surtout révélé le marché", analyse Timothée Leroy, de Blue Orange. Mais le monde du jeu n’a pas attendu le Covid pour se développer. Preuve que la dynamique est profonde : les grandes surfaces alimentaires sont en train de s’y mettre et les investisseurs comme Hachette ou d’autres fonds s’y intéressent de près (acheté 143 millions d’euros en 2014 par Eurazeo, le géant français Asmodée a par exemple été racheté en 2018 par PAI Partners pour 1,2 milliard d’euros, NDLR). En fait, notre marché est en croissance depuis longtemps mais la différence c’est que, maintenant, ça se voit", analyse Timothée Leroy.

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