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Le transport maritime remet les voiles
Enquête Loire-Atlantique # Naval # Innovation

Le transport maritime remet les voiles

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À l’heure où le transport maritime est sommé de réduire ses émissions d’oxydes de soufre et de CO2, mettre des voiles sur des cargos devient une alternative écologique crédible. Nantes Saint-Nazaire est le port d’attache de nombreuses entreprises de cette filière émergente qui a déjà convaincu des groupes comme Airbus, ArianeGroup, Bénéteau et Manitou de lever les voiles.

— Photo : Bureau Mauric

Il y a seulement trois ans, envisager de gréer une voile sur un cargo, d’équiper des porte-conteneurs d’un cerf-volant géant suscitait, au mieux, un léger sourire moqueur. « On était pris pour des farfelus », se souvient Nils Joyeux, fondateur de Zéphyr & Borée, la compagnie maritime nantaise. Aujourd’hui, des entreprises comme Manitou, Bénéteau, Renault, Ariane 6 ou Airbus ont choisi de mettre les voiles en équipant des navires d’un kite, d’ailes ou de voiles rigides en composite. « Dans cinq ans, ce sera une évidence. Tout le monde en voudra », prédit l’ancien officier de la marine marchande qui a créé Zéphyr & Borée il y a trois ans.

Mettre les voiles apparaît en effet comme l’une des alternatives les plus crédibles pour répondre à la réglementation sur le transport maritime qui vient tout juste de se durcir. Depuis le 1er janvier 2020, l’Organisation maritime internationale oblige l’ensemble des compagnies maritimes à réduire leurs émissions d’oxydes de soufre (limité à 0,5 % de teneur de soufre contre 3,5 % jusqu'ici ). Objectif : réduire la consommation du fioul lourd alors que le transport maritime serait responsable de près de la moitié de la consommation mondiale de ce carburant très polluant qui a un impact sur la qualité de l’air et sur les émissions de CO2. Aujourd’hui, le transport maritime représente 3 % des émissions mondiales de CO2, soit plus que le transport aérien, un taux qui pourrait être multiplié par cinq en 2050 si rien ne change, selon l’Institut supérieur d’économie maritime.

Quelques armateurs ont anticipé ce changement de réglementation en virant de bord vers le fuel lourd allégé en soufre ou le gasoil. Certains ont choisi de s’équiper de scrubbers ou nettoyeurs de fumées et quelques-uns ont sauté le pas en carburant au gaz naturel liquéfié (GNL), une énergie fossile moins polluante que le charbon ou le fioul en matière d’émissions d’oxyde de soufre mais qui augmente les émissions de gaz à effet de serre. Suffisant pour rentrer dans la norme mais pas à la hauteur de l’exigence de l’Organisation maritime internationale de réduire la quantité de carbone émise d’au moins 40 % d’ici à 2030 et de 70 % d’ici 2050 par rapport à 2008.

Des premiers contrats en 2020

Chantiers de l'Atlantique teste pendant 3 mois son concept Solid Sail sur le port de Pornichet — Photo : Caroline Scribe - Le Journal des Entreprises

Hydrogène, électricité : les nouvelles sources d’énergie pour le transport maritime sont connues, mais aucune n’est encore assez mature pour être développée de manière industrielle. Revenir à la voile qui a fait voguer tant de bateaux au cours des siècles apparaît donc comme la solution du futur. C’est ce qu’affirme par exemple Laurent Castaing, directeur général des Chantiers de l’Atlantique, lors d’une audition au Sénat fin 2019 : « On ne sait pas très bien quel sera le carburant de demain. Il y a encore du travail à faire sur l’hydrogène, le solaire n’apporte pas assez de puissance. Le vent est une bonne idée ».

Et pour cause, le dirigeant du chantier naval nazairien est en train de tester dans la baie de La Baule une voile 100 % composite, sur un des paquebots du groupe de croisière nantais du Ponant. « Nous avons traversé deux fois l’Atlantique avec. Des clients sont prêts à acheter cette voile mais et nous sommes obligés de les freiner. On leur dit : attendez que l’on ait fini de développer la technologie. On peut espérer gagner 40 % d’émissions de gaz à effet de serre en utilisant les voiles », avance le DG des Chantiers de l’Atlantique.

Le Nazairien travaille sur la mise au point du « contrôle commande » du gréement et de ses voiles, en partenariat avec la PME morbihannaise Multiplast, avec pour objectif une automatisation de l’usage de la voile à 100 %, afin d'éviter le plus possible l'intervention humaine, et une commercialisation en 2021. L’automatisation, c’est aussi ce sur quoi travaille le toulousain Airseas (35 salariés), le spin-off d’Airbus, qui compte inaugurer sa première transatlantique avec une voile de kite sur un des bateaux armés par Louis Dreyfus Armateurs, à la fin de l’année. La voile qui tractera, au départ de Saint-Nazaire, un bateau rempli de l’équivalent de quatre A320, devrait faire économiser 20 % de carburant à l’avionneur, soit un à deux millions d’euros par an. En 2021, Airseas inaugurera aussi son premier trajet avec l’armateur japonais K Line, à la tête de la 5e flotte mondiale avec une voile de 1 000 m² qui équipera 50 vraquiers de 300 mètres de long. Entre-temps, la PME aura déménagé son siège de Toulouse à Nantes, dans le Bas-Chantenay où elle devrait s’installer dans les mêmes locaux que Neoline et Zéphyr & Borée. Elle envisage de construire une unité de production à Saint-Nazaire sur le long terme.

Son futur voisin, Neoline (5 salariés), un armateur créé par Jean Zanuttini et Michel Pery, espère lever les voiles avec une ligne de transport de marchandises entre Saint-Nazaire et les États-Unis en 2021. Manitou, Renault, Bénéteau devraient être les premiers clients de ce cargo à voile de 136 mètres qui n’émet que 10 % de gaz à effet de serre par rapport à un navire marchand traditionnel, en traversant l’Atlantique en 13 jours. Ce premier cargo à voile - un autre devrait suivre - sera construit par des PME réunies au sein du cluster nazairien Neopolia.

Zéphyr & Borée va transporter le lanceur Ariane 6 vers Kourou sur un de ses bateaux bas carbone — Photo : Zéphyr & Borée

De son côté, Zéphyr & Borée (6 salariés) lui cherche un chantier naval capable de donner vie au cargo de 121 mètres qu’il a développé avec la PME Jifmar Offshore Service et le cabinet d’architecture navale morbihannais VPLP et qui pourrait faire décoller l’activité de la jeune entreprise. En effet, Jifmar Offshore Services avec laquelle il a monté une joint-venture a remporté l’appel d’offres émis par ArianeGroup pour assurer le transport maritime du nouveau lanceur Ariane 6. La première rotation ralliera en 2022 la Guyane aux ports de Brême, Rotterdam, Le Havre et Bordeaux.

Nantes, Mecque de la voile

Sur la quinzaine d’acteurs français de la propulsion par le vent armateurs, bureaux d’études, créateur de logiciel de routage, près de la moitié est basée dans la région nantaise. « À l’Ouest, on a un leadership naturel sur le nautisme et un vrai savoir-faire sur les courses au large, combinée à des connaissances dans l’aéronautique », estime Lise Detrimont, ingénieure diplômée en droit maritime. Ce n’est donc pas un hasard si Nantes a été choisi pour développer l’antenne locale d’International Windship Association (IWSA), un réseau mondial qui réunit depuis 2012 140 entreprises et centres de recherche pour promouvoir la propulsion éolienne dans la navigation commerciale.

« Il y a des initiatives en Europe du Nord sur la propulsion par le vent avec des rotors avec des projets en navigation », observe l’ingénieure diplômée en droit maritime. Mais cette technologie n’est pas la plus performante. « En France, nous avons développé de nombreuses technologies : des voiles souples, semi-rigides, rigides, des ailes à profil aspiré, des kites, mais on n’est pas visible, pas crédible », remarque Lise Detrimont. « En revanche, on observe une montée en puissance de l’intérêt sur ce sujet en Asie, avec de premiers projets sur le papier. »

C’est ce qui l’a poussé à créer l’été dernier, avec Florent Violain une antenne locale du réseau IWSA pour réunir les acteurs de la filière naissante. L’un des objectifs : se faire entendre des institutionnels : « Quand Emmanuel Macron est venu aux Assises de la mer, il a parlé du GNL, de l’hydrogène, mais à aucun moment de la propulsion par le vent », déplore l’un des membres du réseau.

Développer une production industrielle

Airseas, spin off d'Airbus, déménagera à Nantes, quartier du Bas-Chantenay en 2020. Elle inaugurera en 2021 son premier trajet avec l’armateur japonais K Line, à la tête de la 5e flotte mondiale avec une voile de 1 000 m² qui équipera 50 vraquiers de 300 mètres de long — Photo : Airseas

L’association se bat donc pour faire passer un amendement à l’Assemblée nationale pour obtenir un mécanisme de suramortissement fiscal sur la propulsion par le vent, qui serait supérieur à la fiscalité avantageuse proposée à ceux qui choisissent d’investir dans le GNL ou dans les scrubbers. « La propulsion par le vent est en effet 100 % décarbonée et mérite à ce titre un soutien de premier ordre. Aujourd’hui, la filière de la propulsion éolienne, c’est 130 emplois en France. D’ici 10 ans, c’est potentiellement 4 000 emplois et un milliard de chiffre d’affaires. C’est maintenant qu’il y a une fenêtre de tir », explique Lise Detrimont. Tout l’enjeu est donc de soutenir les acteurs locaux qui sont en train d’essayer de voler de leurs propres ailes pour développer une véritable production industrielle française.

Si la législation évolue dans ce sens, elle pourrait profiter aux chantiers navals des Pays de la Loire comme AluMarine à Couëron, Ocea aux Sables d’Olonne ou encore Les Chantiers de l’Atlantique, qui pourraient devenir des bases pour adapter les navires actuels à la propulsion par le vent. Parallèlement, l’association essaie d’obtenir le soutien du conseil régional des Pays de la Loire, après avoir obtenu celui de Nantes Métropole.

Car aujourd’hui, les premiers de cordée que sont Zéphyr & Borée ou Neoline doivent tenir bon la barre, sur ce marché naissant. Ainsi, une bonne partie de la levée de fonds que vient d’effectuer Zéphyr & Borée va servir à embaucher deux personnes pour répondre aux appels à projets. « Pour chaque appel d’offres, c’est trois à quatre mois de travail pour établir les problématiques logistiques. Chaque projet prend beaucoup de temps. C’est propre au maritime. Mais le marché commence à mûrir », constate Nils Joyeux.

Jean Zanuttini, dirigeant de Neoline, constate aussi que le marché frémit. Il vient de signer avec EDF Ouest un accord en vue de la vente de certificats d’économie d’énergie pour un volume de 3 millions d’euros par navire (soit environ 7 % du prix d’achat du navire). « Pour EDF, ce sera la première opération spécifique de certificats d’économies d’énergie dans le domaine maritime. De plus, avec des économies d’énergie évaluées à 600 000 MWh cumac par navire, cumac étant l'unité de qualification qui définit l’effort réalisé dans le cadre d’économies d’énergie par navire, cette opération se placera parmi les plus importantes qu’EDF Ouest traite chaque année », indique-t-il.

Faire comprendre les enjeux au grand public

Ce coup de pouce pourra lui servir d’argumentaire face aux transporteurs et chargeurs dans le secteur de l’automobile avec qui les négociations sont en cours pour des contrats de transport. « Les constructeurs automobiles pourraient représenter 70 % du chargement », avance le directeur général.

C’est l’autre enjeu actuel de la filière : convaincre les chargeurs, qui peuvent être des prescripteurs pour que les transporteurs tels que Kuehne + Nagel, Jefco et autres choisissent de surfer sur ce vent porteur de la propulsion vélique. À une autre échelle, c’est aussi le consommateur final qu’il faut sensibiliser. « Le consommateur est une clé d’action, cela peut agir comme une pression sociétale », avance Lise Detrimont. La première étape consiste à lui faire prendre conscience que 90 % des marchandises qui l’entourent sont acheminées par transport maritime.

ENCADRé :

Des transatlantiques en cargos voiliers

Beyond the Sea développe une voile de kite pour économiser le carburant sur les cargos. — Photo : DR

Elle était la première à oser remettre les voiles sur un transport maritime. C’était en 2010. La compagnie maritime bretonne de Douarnenez Towt, affrète régulièrement ses quelques 20 gréements qu’elle charge de marchandises (vin, huile d’olive, cacao, café) de part et d’autre de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord. En 2022, elle mettra à l'eau une nouvelle flotte, avec le premier de ses voiliers-cargos de 67 mètres. Objectif : 95 % de décarbonation. Il naviguera à 10,5 noeuds de moyenne en vitesse de croisière.

Pour Grain de Sail, PME de Morlaix ( 20 salariés) créé en 2012, la mise à l’eau de son cargo voilier est prévu en mai prochain. Il est tout juste sorti du chantier naval Alumarine, à Couëron. Ce voilier rejoindra New York, chargé de vins de l’Ouest, puis se rendra dans les Caraïbes et en Amérique latine d’où il reviendra avec le café et le cacao. Les deux matières premières seront transformées sous la marque Grain de Sail, qui est avant tout une chocolaterie et une usine de torréfaction. Cette boucle import-export sera réalisée deux fois par an.

Autre projet de voilier initié en Bretagne, celui du skipper et ancien vainqueur de la Route du Rhum Yves Parlier. Sa société, Beyond the Sea, développe des ailes de kite géantes pour tracter les navires, capables de prendre en charge une partie ou la totalité de l’énergie nécessaire à la traction des navires pour obtenir de 20 à 40 % de carburant économisé et autant de diminution de l’empreinte carbone. Elle teste ses cerfs-volants géants avec CMA-CGM.

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