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« En matière d'innovations managériales, le discours des dirigeants est en décalage par rapport à la réalité »
Interview Nantes # Management

Thibaut Bardon Nicolas Arnaud et Clara Letierce « En matière d'innovations managériales, le discours des dirigeants est en décalage par rapport à la réalité »

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Entreprise libérée, méthodes agiles, design thinking et autres innovations managériales font l'objet de multiples publications. Mais qu'en est-il vraiment dans les entreprises ? En s'appuyant notamment sur les travaux menés par la chaire Innovations managériales d'Audencia, Thibaut Bardon et Nicolas Arnaud, enseignants, et Clara Letierce, doctorante en Sciences de gestion, confrontent les théories à la réalité dans leur livre Les innovations managériales, paru en juillet dernier. Enseignements.

Thibaut Bardon, Nicolas Arnaud et Clara Letierce, enseignants et chercheurs à Audencia, auteurs du livre " Les innovations managériales " — Photo : F. Sénard et P. Cauneau

Le Journal des Entreprises : Votre livre est consacré aux innovations managériales. Qu’entendez-vous par là ?

Thibaut Bardon : Nous nous sommes intéressés aux innovations managériales post-bureaucratiques qui se développent en France depuis 10 à 15 ans. Pour cela, nous nous appuyons notamment sur des études quantitatives et qualitatives, que nous avons conduites et qui comprennent de nombreux entretiens avec des dirigeants et des managers, ainsi que des études de cas.

Pour revenir aux innovations managériales que nous évoquions, elles cassent les logiques traditionnelles de l’entreprise fondées sur l’autorité, le contrôle, la centralisation des pouvoirs, un fonctionnement en silo… Elles privilégient, au contraire, la décentralisation, la transversalité, une relation plus collaborative que hiérarchique et une responsabilisation des salariés. Elles valorisent l’esprit entrepreneurial et la prise de risque.

Parmi ces nouvelles pratiques de management, on peut citer l’entreprise libérée, le design thinking, les espaces de discussions visant à encourager la délibération entre salariés sur leurs activités de travail, l’orientation clients ou encore l’holacratie, qui remplace la hiérarchie traditionnelle par des équipes autogérées. La promesse attachée à ces démarches est d’introduire un nouveau pacte social réconciliant performance économique et performance sociale.

Où en sont les entreprises françaises dans ce domaine ?

Nicolas Arnaud : Ce qui est intéressant à observer, c’est le décalage entre le discours tenu par les dirigeants et la perception des salariés. 63 % des chefs d’entreprise présentent leur entreprise comme ayant un management innovant ou très innovant. Mais 7 salariés français sur 10 considèrent le management de leur entreprise comme pas assez ou pas du tout innovant. La plupart des dirigeants définissent leur propre style de management comme collaboratif et participatif. Ils sont seulement 14 % à le définir comme directif, alors que 81 % des salariés le ressentent comme tel.

Pourquoi un tel décalage entre discours et réalité ?

T. B. : Ce décalage provient d’abord de la vision optimiste qu’ont les dirigeants de leur entreprise et d’eux-mêmes. On peut aussi évoquer « l’innovation-washing » qui fait qu’on parle davantage d’innovations managériales que l’on agit. Parfois également, les dirigeants ne font que mettre en place des pratiques repackagées qui existent en fait depuis longtemps. C’est le cas, par exemple, du management par objectifs déjà évoqué par Peter Drucker en 1954.

« Trop souvent, les chefs d'entreprise se laissent berner par les recettes toutes faites que leur proposent des « gourous » de l’innovation managériale. »

Enfin, et surtout, parce que l’innovation managériale n’est pas une priorité pour les dirigeants. Elle n’arrive qu’en quatrième position, derrière l’innovation produit, l’innovation technologique et l’innovation opérationnelle, qui paraissent plus rentables dans une logique de court terme. Par manque de temps et par crainte de mettre leur entreprise en tension, les chefs d’entreprise ne sont que 15 % à citer l’innovation managériale comme leur priorité.

Il faut ajouter à cela que les chefs d’entreprise ont une méconnaissance profonde des innovations managériales classiques et de leurs enjeux. Trop souvent, ils se laissent berner par les recettes toutes faites que leur proposent des « gourous » de l’innovation managériale.

Vous dénoncez aussi quelques idées reçues sur l’engagement des salariés et le management des jeunes générations...

N.A. : Contrairement à ce qu’affirment certaines études, 87 % des salariés français se sentent engagés dans leur travail. Si la plupart ne souhaitent pas devenir managers, c’est essentiellement à cause du stress et des tâches administratives qui y sont liés. Autre idée fausse, répandue par les promoteurs des innovations managériales : non, les générations X et Y ne sont pas si différentes de leurs aînées. La rémunération apparaît comme le premier levier de leur motivation et elles ont davantage envie d’accompagnement que d’indépendance. Si évolution il y a, elle est due à l’époque dans laquelle nous vivons et concerne toutes les tranches d’âge.

Dans ces conditions, quelle approche les dirigeants doivent-ils avoir de l’innovation managériale ?

T.B. : Nous recommandons aux dirigeants de se reconnecter avec la réalité de leur entreprise, de se remettre en cause pour faire évoluer leur mode de management en fonction de la vision qu’ils veulent partager et, enfin, de s’emparer personnellement du sujet des innovations managériales, pour surmonter les défis qui ne manqueront pas de se présenter durant leur mise en œuvre.

L’objectif est de prendre des décisions correspondant aux enjeux, à savoir la création de sens pour l’ensemble des acteurs de l’entreprise, à tous les niveaux hiérarchiques. Ce n’est qu’à cette condition que les innovations managériales peuvent contribuer à la performance de l’entreprise.


Livre Les innovations managériales : Donner du sens à la transformation, Thibaut Bardon, Nicolas Arnaud et Clara Letierce, éditions Dunod.

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