Les tiers-lieux, nouveaux bastions de l'entrepreneuriat dans les Hauts-de-France ?
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Les tiers-lieux, nouveaux bastions de l'entrepreneuriat dans les Hauts-de-France ?

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Après les espaces de coworking et les incubateurs, les tiers-lieux sont le nouvel endroit où l’entrepreneuriat bouillonne. Dans les Hauts-de-France, on compte plus d’une centaine de ces lieux hybrides, où les associations côtoient les entreprises et parfois, le grand public. Leur nombre devrait encore s’accroître dans les prochaines années, alors qu’apparaît pleinement, à la lumière de la crise du Covid, le potentiel de ces d’endroits, à la croisée de plusieurs mondes.

Le Plateau Fertile, tiers-lieu de production textile situé à Roubaix, fait se connecter les grands groupes et de petits créateurs, pour l’élaboration de petites séries upcyclées — Photo : Anne-Laure EUSTACHE

Hybride par nature, le tiers-lieu est aujourd’hui partout. Du café-épicerie associatif au Fablab proposant des machines de pointe, ce mot-valise englobe des réalités bien différentes. Importée du monde du numérique et ses espaces de coworking très tertiaires, la notion infuse aujourd’hui tous les secteurs d’activité. L’agroalimentaire comme la menuiserie, le textile comme la métallerie, se dotent ainsi de tiers-lieux. De fait, ils sont de plus en plus nombreux. L’association France Tiers-lieux en compte plus de 2 500 en France ; ils seront 1 000 de plus fin 2022. Selon son dernier rapport, plus de 2 millions de personnes ont fréquenté un tiers-lieu en 2019. Ils représentent en 2021, un chiffre d’affaires cumulé de 248 millions d’euros, et emploient 6 300 personnes. Dans les Hauts-de-France, 153 tiers-lieux sont officiellement recensés, ce qui place la région derrière l’île de France, la Nouvelle-Aquitaine et Auvergne-Rhône-Alpes. Tête du réseau régional depuis 2013, la Compagnie des Tiers Lieux affiche l’objectif d’en voir doubler le nombre dans les Hauts-de-France d’ici 2027, pour un maillage toujours plus fin du territoire (lire par ailleurs).

L’entrepreneuriat de proximité

La proximité, c’est tout l’enjeu de ces lieux couteaux Suisse, qui multiplient les fonctions, au service d’une communauté et d’un territoire, pour mieux répondre à de nouvelles aspirations. "Chez les artisans, il y a un rejet grandissant des ZAC où ils sont isolés. En même temps qu’on observe un retour vers les métiers de la main, du faire, il y a une envie de communauté", analyse Jean Karinthi, co-fondateur du tiers-lieu l’Hermitage, implanté au sein d’un ancien sanatorium, aux confins de l’Aisne et de l’Oise. Dans cet ensemble de 21 bâtiments, sur 30 hectares, le tiers-lieu s’attelle à créer, depuis 2016, un "hub" d’entrepreneurs. "Nous accueillons 10 structures, une micro-brasserie, une menuiserie, mais aussi, une entreprise de conseil. Nous accompagnons des porteurs de projets dans le développement de leur entreprise, sur le site et au-delà : notre présence participe à la création d’un écosystème dans une zone très rurale. L’Hermitage, c’est un lieu où les entrepreneurs du coin peuvent venir boire un verre, et demander des conseils sur un souci d’Urssaf ou de foncier. On est dans la logique de l’entrepreneuriat du dernier kilomètre", s’amuse Jean Karinthi.

Bien cachée dans un repli du Montreuillois, la Chartreuse de Neuville (62) revendique elle aussi cette culture entrepreneuriale en rase campagne. Mêlant, depuis 2008, résidences d’artistes, chantiers d’insertion et accueil de séminaires, le tiers-lieu a remporté en septembre 2021 une subvention de 250 000 € pour financer son incubateur. "Ce dispositif viendra combler un manque sur le territoire, que les créateurs d’entreprises désertent trop souvent pour Lille. Nous allons en accompagner une quinzaine par an dans les premières étapes de leur projet, avant, le cas échéant, de passer le relais à nos partenaires, le réseau Entreprendre et la BGE", détaille Alexia Noyon, directrice générale de l’association La Chartreuse de Neuville. Pourvoyeurs de réseau, d’informations mais aussi de ressources matérielles, les tiers-lieux essaiment l’entreprenariat sur tout le territoire. 20 % d’entre eux comportent un incubateur, 17 %, une pépinière d’entreprises, et la moitié proposent un parc machines mutualisé. Un chiffre loin d’être anodin, quand 52 % des tiers-lieux français sont situés en dehors des métropoles, où les dispositifs d’accompagnement peuvent manquer.

Du tiers-lieu à la fabrique

Plus encore que ce rôle d’accompagnement, c’est la capacité de ces endroits à se faire lieux de production, révélée par la crise du Covid, qui les rend aujourd’hui particulièrement intéressants. Selon France Tiers-Lieux, 9 lieux sur 10 se sont mobilisés pendant le premier confinement. 5 millions d’unités, visières, masques, respirateurs… y ont été produites. Dans une France où la réindustrialisation est sur toutes les lèvres, les tiers-lieux sont rêvés en micro-unités de production, très agiles et répartis partout sur le territoire. Comme un retour à la manufacture d’avant la révolution industrielle, la force du réseau en plus. Le tiers-lieu roubaisien Le Plateau Fertile fait justement partie des premiers lauréats de l’appel à projets "Manufactures de proximité". Doté de 30 millions d’euros dans le cadre du plan de relance, ce dispositif ambitionne de financer une centaine de ces structures en France.

"Le Plateau Fertile est un tiers-lieu de production avant tout. Nous voulions un lieu où tous les professionnels de la filière textile, les grands comme les petits, puissent se retrouver pour travailler et innover ensemble", retrace Annick Jehanne, la présidente du Fashion Green Hub. L’association, fédérant 300 entreprises textiles dans toute la France, a lancé en 2018 sa structure, qui compte un atelier d’une dizaine de salariés, des espaces de formation, un Fablab, et accueille des entreprises de différentes tailles. "Le Plateau Fertile a une fonction à part, que personne ne remplissait, alors qu’elle est indispensable. Quand il faut mettre autour d’une même table des grandes enseignes pour parler upcycling et petite série, c’est simple pour nous, parce qu’on connaît tout le monde, qu’on a les compétences et les outils pour mettre des choses en place, très vite. De la même manière, rassembler vingt enseignes pour réfléchir pendant un an sur la mode zéro plastique, seul un lieu comme le nôtre peut le faire."

Un modèle économique hybride

Si les pouvoirs publics regardent de près ce qui se passe dans les tiers-lieux, c’est aussi parce qu’ils en sont les principaux financeurs. Longs à monter, avec une mise de départ souvent importante, les tiers-lieux reposent sur un modèle mêlant, en moyenne, 50 % de subventions, et 50 % de recettes propres. Mais entre la structure hébergée par une mairie bien consciente du bénéfice à en tirer pour un quartier, et celle qui acquiert un site patrimonial à rénover, la proportion varie. "Le Plateau Fertile représente un investissement de départ d’environ 130 000 €, et un budget de fonctionnement de 200 000 € par an", détaille ainsi Annick Jehanne, qui s’apprête à dupliquer le tiers-lieu à Paris.

À l’Hermitage, dont une SCI est propriétaire, et dont la rénovation est estimée à 3 millions d’euros, la problématique est différente. La structure a déjà levé 200 000 € en deux campagnes de crowdfunding. De nouvelles levées de fonds sont en préparation, cette fois en Private Equity, auprès de plateformes comme Lita. "Il nous faut de l’argent patient, et des investisseurs prêts à nous accompagner sur la durée", raisonne Jean Karinthi. "Mais les tiers-lieux ont une forte culture entrepreneuriale. Je ne crois pas à une vision de ces structures comme forcément sous perfusion. La rentabilité grâce à des recettes propres est atteignable, et souhaitable."

Plus grand monastère chartreux de France, la Chartreuse de Neuville et ses 18 000 m² de bâti nécessitent 15 millions de travaux de restauration, déjà bien engagés. Outre l’appui des monuments historiques, l’association a pu compter sur des mécènes privés. "Le fonds régional IRD a été un soutien très précieux dès le début, avant même les collectivités locales. Nous sommes aussi soutenus par Lesaffre, Vilogia, la Banque Populaire ou encore des PME locales", énumère Alexia Noyon. Aujourd’hui le tiers-lieu, qui emploie une dizaine de salariés et dont le seul fonctionnement nécessite 1 million d’euros par an, tourne grâce à 40 % de subventions, 40 % de mécénat privé, et 20 % de recettes propres. Après la fin des travaux, prévue en 2025, Alexia Noyon vise 60 % de recettes propres, 20 % de mécénat, et 20 % de subventions.

Un rôle à jouer pour les entreprises

Le Covid n’a pas prouvé qu’au gouvernement la force de frappe des tiers-lieux. Le bonnetier Lemahieu (150 salariés, 8,2 M€ de CA 2021), a pu produire 450 000 masques lors du premier confinement, grâce à un partenariat avec l’association le Souffle du Nord, et la mobilisation de 24 000 couturières bénévoles. "Le Covid nous a montré qu’ensemble, on va plus vite et plus loin. De là est né le désir de créer une maison commune, ouverte à tous, autour du textile responsable", résume Martin Breuvart, co-dirigeant de Lemahieu. "Nous avons lancé un groupe de travail en interne, mais ce n’est pas notre métier, c’était très chronophage. Et puis, ce n’est pas le principe, on ne monte pas un tiers-lieu tout seul dans son coin." C’est donc une rencontre qui relance le projet. Passionnée par les enjeux du textile et du réemploi, Sigrid Lucas est missionnée par la PME pour monter IDTiss. Le tiers-lieu devrait voir le jour en 2022, au sein des locaux de Lemahieu, à Saint-André-lez-Lille. "IDTiss sera ouvert à tous, aux industriels, aux professionnels, aux associations. Nous y créerons un atelier et un fablab, ainsi qu’un espace de création artistique. Une large part des activités reposera sur le réemploi des chutes de Lemahieu ou de ses partenaires, et sur la réparation et l’upcycling de pièces textiles" projette Sigrid Lucas. "IDTiss continuera à faire vivre une communauté autour du textile et de Lemahieu. Cela nous intéresse en termes d’impact local mais aussi, de recrutement, puisque les ateliers pourront faire naître des vocations. Pour nous qui cherchons à produire les vêtements les plus "propres" possibles, la valorisation de nos chutes est aussi très vertueuse", poursuit Martin Breuvart. À l’origine du projet, Lemahieu n’entend pas pour autant en faire sa chose. "Nous sommes partenaires de la structure, mais nous n’avons pas vocation à le subventionner. Nous fournirons des machines, du tissu, des savoir-faire, mais IDTiss restera indépendant. L’idée est que d’ici trois ans, le tiers-lieu puisse vivre de ses propres ailes, dans d’autres locaux". Voire, si le succès est au rendez-vous, se dupliquer un peu partout en France.

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