Les acteurs du luxe des Hauts-de-France portés par un marché dynamique
Enquête # Industrie # Artisanat

Les acteurs du luxe des Hauts-de-France portés par un marché dynamique

S'abonner

Les Hauts-de-France ont su se constituer comme une vraie base arrière des grandes maisons parisiennes du luxe. Des sous-traitants dans la maroquinerie, la gastronomie ou encore le mobilier-décoration aujourd’hui portés par la très forte croissance du secteur, même si la conjoncture actuelle met un peu à mal leurs perspectives de développement.

La verrerie Stoelzle-Masnières réalise 90 % de son chiffre d’affaires sur le marché du luxe — Photo : Stoelzle-Masnières

Terre de "gueules noires", d’industrie lourde et d’agriculture, les Hauts-de-France ne bénéficient pas, dans l’imaginaire tricolore du moins, d’une image de grand raffinement. À tort, puisque la région recèle bien des savoir-faire d’exception. Et les grandes maisons parisiennes ne s’y trompent pas, qui se sont créées, à quelques encablures de la capitale, un solide réseau de sous-traitants répondant à leurs hauts standards de qualité.

Fin 2020, la CCI Hauts-de-France recensait plus d’une centaine de ces TPE, PME et ETI dans la région, pour un total quelque 12 000 salariés. Si les secteurs du textile ou de la verrerie de luxe sont centraux, en lien direct avec la tradition industrielle régionale, d’autres sont également présents. Comme la maroquinerie, la gastronomie, le mobilier-décoration, ou encore l’hôtellerie de luxe. En 70 ans, le nombre de créations d’entreprises du luxe dans la région a quadruplé, "Dans le domaine industriel bien sûr mais, depuis ces dix dernières années, sont apparus des hôtels de luxe et des restaurants étoilés, détaille Grégory Stanislawski, directeur des études de la CCI régionale. Aujourd’hui, le marché mondial du luxe est reparti à la hausse, après avoir perdu 20 % de chiffre d’affaires en 2020, à cause du Covid."

Le savoir-faire des PME des Hauts-de-France reste un gage de qualité, dans un secteur où le "made in France", le luxe à la française, est très recherché. Et force est de constater que, depuis 2021, ces entreprises sont portées par une demande en très forte hausse. Une petite bulle protégée, mais pour combien de temps encore ? Car la conjoncture - hausses des cours des matières premières et des prix de l’énergie - touche aussi ces entreprises de plein fouet.

Le choix d’un positionnement d’excellence

Qui dit luxe, dit attentes élevées. Les entreprises positionnées sur ces marchés doivent pouvoir répondre à des cahiers des charges bien particuliers. Capacité à faire du sur-mesure, inventivité, réactivité, sont les maîtres-mots pour séduire des clients finaux plus qu’exigeants. En contrepartie, c’est un marché sur lequel les entreprises peuvent valoriser leurs savoir-faire… sans pour autant pouvoir prétendre aux marges pratiquées par leurs prestigieux clients. Et où s’installer prend du temps. Quand il a repris la Maison Drucker, à Gilocourt (Oise), en 2006, Bruno Dubois a ainsi immédiatement souhaité repositionner la fabrique de fauteuils bistrot en rotin créée en 1885 sur le marché du luxe. Quitte à aller chercher les anciens salariés, détenteurs d’un savoir-faire unique, pour les convaincre de revenir à leur poste. Il a ensuite fallu retrouver de la visibilité dans les plus grands salons mondiaux de décoration, à New York, Londres et Paris. "Cela a pris du temps mais nous avons réussi à réintégrer le marché du luxe. De grands designers comme Philippe Starck nous ont fait confiance", retrace le dirigeant. Son chiffre d’affaires passe alors de 1,2 million d’euros en 2011 à 5 millions d’euros en 2021. "D’ici cinq ans, il aura doublé", prévoit le dirigeant de l’entreprise de 35 salariés, qui exporte ses créations dans une cinquantaine de pays dans le monde.

Du côté de la verrerie de Masnières (Nord), le choix du luxe est aussi une stratégie délibérée. Jusqu’en 2013, la verrerie produisait surtout des récipients pour la pharmacie et l’agroalimentaire. Son pivot vers le luxe a attiré l’attention de Stoelzle, à la recherche d’un site de production pour se créer un pôle "prestige", et qui la rachète en 2015. Pari gagnant pour la verrerie de 335 salariés, qui réalise aujourd’hui 90 % de son chiffre d’affaires (non communiqué) auprès d’une clientèle de parfumeurs et de grands noms de la cosmétique. "Sur le marché de moyenne et haut de gamme, la concurrence des pays asiatiques a fait beaucoup de mal à la verrerie européenne. Sur le marché prestige en revanche, entre les flacons et le décor, la fabrication française reste incontournable", assure Étienne Gruyez, le dirigeant du site Stoelzle-Masnières.

Le regain d’intérêt pour le "made in France" et la RSE

Pour le luxe encore plus qu’ailleurs, la cocarde bleu-blanc-rouge est plus que jamais un atout. Pour le symbole, mais pas seulement. "Après un gros trou d’air pendant le Covid, la demande repart à nouveau très fort, en particulier sur les parfums. Nous avons investi 20 millions d’euros en 2020 dans un nouveau four, qui porte notre capacité journalière à 110 tonnes, soit 30 % supplémentaires. Pour autant, nous sommes déjà quasiment à saturation tant la demande est forte. Le seul frein actuellement, c’est la disponibilité de la matière, qui est difficile à trouver, tant en neuf qu’en recyclé. De plus en plus, les maisons françaises, mais aussi américaines et asiatiques, recherchent des produits estampillés "made in France", ou "Entreprise du Patrimoine vivant", label que nous avons obtenu en 2018. C’est un vrai plus pour obtenir des marchés. Elles veulent une histoire à raconter, mais aussi mettre en avant une démarche de développement durable. Et pour les clients français ou européens, la proximité et l’agilité sont un argument imbattable", estime Étienne Gruyez.

"Mes clients, tout ce qu’ils voient quand je leur parle de Roubaix, c’est que c’est à une heure de Paris. C’est plus près que Florence", pose aussi Charlotte Cazal, à la tête de la Maison Demeure, qui emploie une vingtaine de salariés. Les cuirs ennoblis par l’entreprise roubaisienne lancée en 2013, imprimés, embossés ou gravés, défilent sur les épaules ou au bras des mannequins de la Fashion Week, sous les bannières des plus grandes marques de maroquinerie et de prêt-à-porter. "Maison Demeure, c’est ma créativité mais c’est aussi dix ans de travail acharné. Produire en France, c’est subir la concurrence italienne, très forte depuis le Covid. Mais c’est aussi avoir l’argument de la réactivité, qui compte énormément pour nos clients. Les maisons de luxe passent en direct, elles veulent les produits au plus vite. C’est notre plus-value, et je suis en train de constituer une place forte du cuir en France, avec des tanneurs et des fabricants, pour installer la France comme une zone leader sur la transformation du cuir en Europe", se réjouit la dirigeante, qui ne communique pas son chiffre d'affaires mais confie qu'il a "été multiplié par dix en trois ans". Son carnet de commandes est plein pour 2023.

Un marché plus résilient ?

Plutôt bien remis de la période Covid, le secteur du luxe pourrait traverser la crise actuelle avec moins de dommages que d’autres. Par définition, les acheteurs finaux sont peu sensibles aux variations de prix. Et dans le contexte actuel, très inflationniste, cela peut se traduire par une certaine latitude offerte aux entreprises du secteur. "Il est clair qu’en ce moment, entre l’explosion de notre poste énergie, qui va peser pour 25 % de notre chiffre d’affaires, et les tensions sur les prix de la matière première, notre marché est un peu plus confortable qu’un autre. On est sur des produits, et des clients, qui peuvent nous accorder un peu de souplesse. Dans une certaine limite bien sûr ! On ne pourra pas faire passer toutes les hausses, il faudra trouver d’autres leviers pour absorber les surcoûts", prévient Étienne Gruyez, de Stoelzle-Masnières.

Eli Gifford, le dirigeant de Tea Together (1,5 M€ de CA 2022, 11 salariés), qui fabrique au Touquet (Pas-de-Calais) des confitures pour les palaces du monde entier et les plus grands chefs français, abonde. "Aux restrictions de circulation et aux fermetures des hôtels de la période Covid a succédé une frénésie totale. Depuis mai 2021, on n’a pas arrêté, on fait +130 % par rapport à 2019", décrit-il. La crise énergétique sera peut-être plus dure à passer. "Nos clients se montrent compréhensifs sur les hausses de prix actuelles, mais globalement le secteur de l’hôtellerie a été très éprouvé par la crise Covid. Ils restent extrêmement prudents, on ne va pas avoir beaucoup d’élasticité", tempère le dirigeant.

Gérer la forte croissance

Clé de leur succès, la qualité de leurs produits et la complexité de leurs process peut aussi être un frein à la croissance de ces PME, appelées à rester sur des volumes limités. Pour continuer à grandir, une diversification peut être nécessaire. Pour faire face à la très forte demande, Eli Gifford s’est ainsi rapproché en 2021 de l’industriel valenciennois Lucullus, positionné sur du haut de gamme, pour se donner les moyens d’investir. Une nouvelle ligne est prévue, qui va multiplier par quatre la production de Tea Together au Touquet. Et les lignes, plus industrielles, de Lucullus à Prouvy (Nord) vont permettre de développer d’autres produits, haut de gamme, en volumes. Mais Eli Gifford, le dirigeant, se sait sur la corde raide. "J’ai mis quinze ans à construire l’image de marque de l’entreprise, à bâtir une relation de confiance avec mes clients. C’est ce que j’ai de plus précieux. Nous devons augmenter les volumes, mais nous n’atteindrons jamais ceux d’un industriel, car le risque de perte de qualité est trop important. Je sais que notre plus-value, elle réside dans notre mode de cuisson au chaudron de cuivre, avec des fruits qui sont cuits entiers. C’est quelque chose qu’on ne peut pas perdre", raisonne le dirigeant. Il consent tout de même : "Depuis qu’on travaille avec Lucullus, nos standards se sont rapprochés de ceux des industriels, en termes de productivité, de contrôle qualité, de traçabilité. Nos clients apprécient, ils veulent de l’artisanal mais avec des normes industrielles. C’est un grand écart qui est impossible à réaliser pour des petites structures."

Charlotte Cazal, de la Maison Demeure, vient, elle, de lever 3 millions d’euros en faisant entrer un fonds sectoriel, Cuir Invest, ainsi qu’un grand maroquinier, à son capital. De quoi investir 1,5 million d’euros pour renforcer encore son parc machines et rester à la pointe de l’innovation. Mais aussi, de se donner les moyens de pousser les volumes, et d’amorcer une diversification dans l’univers du yachting.

Hauts-de-France Nord Oise Pas-de-Calais # Industrie # Luxe # Textile # Agroalimentaire # Artisanat # PME # Investissement