Terra Nova : « Contre les retards de paiement, il faut responsabiliser les mauvais payeurs, aider les PME victimes »
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Thibaud Frossard économiste Terra Nova : « Contre les retards de paiement, il faut responsabiliser les mauvais payeurs, aider les PME victimes »

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Malgré une amélioration notable depuis dix ans, les délais de paiement restent un point noir des relations clients-fournisseurs en France. Un fléau, dont les TPE-PME sont, bien souvent, les premières victimes, avec des conséquences désastreuses sur leur trésorerie, et même leur survie. Le think tank Terra Nova avance plusieurs propositions « pour en finir avec [cette] culture du retard de paiement ». Thibaud Frossard, enseignant en finance et coauteur de cette note, en détaille les principales pistes.

Enseignant en finance et coauteur d'une note de Terra Nova sur les retards de paiement, Thibaud Frossard plaide pour la mise en place d'un fonds dédié au financement d'actions pour les TPE-PME confrontées à cette problématique — Photo : @GGree

Le Journal des Entreprises : Avec Djellil Bouzidi, vous signez une note, pour le laboratoire d’idées Terra Nova, intitulée « Pour en finir avec la culture du retard de paiement en France ». Pourquoi s’intéresser à ce sujet maintenant, alors que les délais de paiement ont plutôt tendance à s’améliorer, et que les problèmes de trésorerie inquiètent beaucoup moins les dirigeants de PME ?

Thibaud Frossard : On peut effectivement dire que la situation s’améliore à la marge, notamment sous l’impulsion des lois votées depuis 2008. Mais un chiffre nous a alertés. C’est celui du coût que ce problème représente encore pour les TPE-PME, en termes de cash. Selon l’Observatoire des délais de paiement en 2018, 19 milliards d’euros de trésorerie nette ont été transférés des petites entreprises vers les grands groupes et les acheteurs publics, du fait des retards de ces donneurs d’ordre. C’était 11 milliards en 2013.

Par ailleurs, en France, environ une entreprise sur quatre fait encore faillite à cause de problèmes de trésorerie dus aux délais de paiement. On ne peut s’en contenter ni s’en satisfaire.

Justement, vous formulez plusieurs propositions dans votre note pour Terra Nova. Quels en sont les objectifs ?

T. F. : Il y en a trois. D’abord, s’attaquer à ceux qui payent mal. Il faut responsabiliser les mauvais payeurs : vous réglez vos factures en retard, vous devez réparer votre erreur. Ensuite, nous devons donner les moyens aux entreprises les plus touchées par les retards de paiement de se couvrir contre ce risque de trésorerie. Enfin, il nous paraît important, pour régler ce problème, de le rendre visible aux yeux des décideurs publics. Nous devons donc disposer de statistiques fiables et comparables, de manière à fixer aussi des objectifs chiffrés à l’action publique en la matière.

Créer un fonds dédié contre les retards de paiement

À la croisée des deux premiers objectifs, vous proposez notamment la création d’un fonds dédié. Il servirait à financer des actions en faveur des TPE-PME victimes des retards de paiement. Comment l’imaginez-vous ?

T. F. : Ce fonds serait confié à la Direction générale des entreprises (DGE) et alimenté à parité par deux sources de financement. La première existe déjà - ce sont les recettes des amendes imposées aux mauvais payeurs par la DGCCRF (la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes, NDLR). Aujourd’hui, ces sommes retournent au budget général de l’État. Il nous paraît juste qu’elles reviennent plutôt, d’une manière ou d’une autre, aux entreprises victimes. C’est tout l’objet de ce fonds. Il serait également financé par la mise en place d’un nouveau prélèvement sur les ressources des acheteurs publics qui payent mal. S’il était créé aujourd’hui, ce fonds tournerait donc autour des 40 millions d’euros.

« Il nous paraît juste que les recettes des amendes imposées aux mauvais payeurs reviennent aux entreprises victimes de ces comportements. »

À quoi cette somme pourrait-elle servir ?

T. F. : Aujourd’hui, il existe un vrai déficit d’information dans les TPE-PME sur les solutions existantes pour éviter les retards de paiement et pour en compenser les conséquences. Avec cet argent, on pourrait en faire plus pour les sensibiliser à ces sujets, à travers des actions de promotion, des guides pratiques, des formations pour les dirigeants, etc.

On peut imaginer aussi mettre en place des fonds de garantie pour faciliter l’accès des entreprises à des solutions de hedging (couverture contre les risques imprévus, NDLR) ou à des lignes de prêt à court terme.

Développer l’affacturage dans les TPE-PME

En attendant, vous plaidez pour le développement de l’affacturage dans les TPE-PME. Cette opération permet d’être payé rapidement par un intermédiaire financier, à qui on cède ses créances. C’est pourtant une solution peu répandue, voire mal vue, dans les PME…

T. F. : L’affacturage a beaucoup évolué. Pendant très longtemps, le produit a été structuré autour de formules uniques : il fallait amener toutes ses factures à la société d’affacturage, par exemple. Les TPE-PME reprochaient aussi à ces intermédiaires de s’immiscer dans leur relation avec leurs clients. Beaucoup de dirigeants ont gardé cette vision de l’affacturage. Mais aujourd’hui, il s’agit d’une solution de financement à court terme plus accessible, car les prix ont beaucoup baissé. Elle peut aussi être individualisée, adaptée aux besoins de chaque entreprise. Nous pensons donc qu’il faut communiquer davantage sur les bénéfices de l’affacturage pour les faire connaître aux entreprises victimes de retards de paiement.

En même temps, vous relevez que l’affacturage peut présenter des risques. Quelles précautions devrait prendre un chef d’entreprise intéressé par cette solution ?

T. F. : Comme toujours, quand on va chercher une solution de financement, il faut s’assurer de bien la comprendre. Je dirais donc à un dirigeant de PME : « Formez-vous à ce sujet, comprenez bien son fonctionnement, lisez l’ensemble des clauses que l’on vous propose et assurez-vous que la solution corresponde vraiment à vos besoins. » Pour s’informer sur le sujet, il existe de très bons guides, comme celui de l’ASF, intitulé Dirigeant de TPE-PME-ETI : Financer votre poste clients avec l’affacturage.

Vous vous montrez aussi relativement favorable à l’affacturage inversé, quand c’est le donneur d’ordre qui fait appel à cette solution pour ses fournisseurs. Mais quel est l’intérêt, pour un client qui paye en retard, de supporter les coûts de cette opération ?

T. F. : L’affacturage inversé va dans le sens de la responsabilité sociale des entreprises. Pour un grand groupe, c’est un moyen d’améliorer la solidarité intra-filière et d’aider au développement de sa chaîne de valeur : une PME qui dépose le bilan à cause de retards de paiement, c’est un risque fournisseur non-négligeable pour le donneur d’ordre. L’affacturage inversé lui permet de le réduire, donc de sécuriser ses approvisionnements, mais aussi de préserver sa réputation et de montrer l’exemple.

Rendre public le nom des bons et mauvais payeurs

Autre axe d’amélioration que vous proposez : la transparence, notamment en vertu du principe name and shame. La publication des sanctions appliquées aux plus mauvais payeurs, comme le fait déjà la DGCCRF sur son site, peut-elle réellement changer la donne ?

T. F. : Il nous semble juste en tout cas d’aller vers ces dispositifs de transparence, pour essayer de rompre le rapport de force entre le donneur d’ordre et la TPE-PME. L’idée est d’attaquer la réputation du premier, sans que la seconde n’ait besoin d’aller elle-même au conflit, ce qui pourrait nuire à la relation de confiance et de travail entre les deux.

Dans cette logique, la publicité des sanctions sur le site de la DGCCRF est une mesure qui ne coûte pas cher et va dans le bon sens. En outre, les très grosses amendes sont aussi les plus médiatiques, ce qui décuple la visibilité du sujet et l’impact réputationnel sur l’entreprise mise en cause (à l’image de MMA, qui a écopé de l’une des sanctions les plus lourdes de l’année, NDLR).

Enfin, la loi Pacte prévoit que les fautifs publient leur sanction dans les annonces légales de leur territoire. Ceci permettra de toucher les entreprises locales, qui n’ont pas forcément le réflexe de consulter le site de la répression des fraudes.

Vous préconisez aussi d’étendre le name and shame au secteur public, par le biais d’une base de données « spécifiant pour chaque acheteur public son délai de paiement moyen et son taux de factures payées dans les temps ».

T. F. : Aujourd’hui, vous n’avez pas le moyen de savoir si telle ou telle collectivité locale va vous payer dans les temps ou non (alors qu’une région sur deux et un hôpital sur quatre ne respectent pas les délais légaux, rappelle Terra Nova, NDLR). Cette information existe, sur le site de la DGCCRF, pour une société privée. Pas pour les acheteurs publics. Il nous paraissait donc légitime d’étendre à eux aussi le name and shame, et son équivalent positif, le name and promote.

Comment ces listes de mauvais payeurs, publics ou privés, peuvent-elles servir à un dirigeant de PME ?

T. F. : Quand on monte un projet, on n’aime ni l’incertitude ni la surprise. Et quand on travaille sur un business model, on prévoit de se faire payer dans le délai légal des 60 jours… on ne s’attend pas à l’être au bout de 120 jours ! La publication des sanctions constitue donc une information supplémentaire sur l’imprévisibilité. Vous pouvez l’intégrer ensuite dans votre modèle économique, votre réponse à un appel d’offres et dans la manière dont vous gérez votre relation avec vos clients.

« Se demander, avant de signer, comment la personne en face de vous va vous régler ses factures peut être la clé de la survie de votre entreprise... »

Ensuite, si vous savez que vous devrez faire appel à une société d’affacturage, parce que votre futur client est identifié comme payant toujours en retard, vous pouvez envisager d’inclure le coût de ce service dans votre devis, de manière à le lui refacturer en quelque sorte.

Pour résumer, avant de signer un marché ou d’émettre un devis, le dirigeant doit se poser la question du tiers qu’il a en face de lui et de la manière dont il va lui régler sa facture. Et ceci avant même de contractualiser avec lui. Une telle précaution sera peut-être la clé de la survie de son entreprise.

Finalement, plusieurs de vos propositions ne peuvent tenir que si l’État se donne effectivement les moyens de mieux contrôler les délais de paiement. Or, en 2018, la DGCCRF a procédé à 2 700 contrôles pour 263 amendes prononcées, d’un montant total de 17,2 millions d’euros. Est-ce satisfaisant ?

T. F. : Le rendement de ces amendes apparaît faible, en comparaison de l’impact en trésorerie des retards de paiement sur les TPE-PME. Mais d’après ce que nous avons compris de ses rapports annuels, la DGCCRF va monter en charge progressivement sur ces sujets et l’a mis au cœur de sa politique.

# Finance # Gestion # Juridique # Politique économique