Syntec Numérique : « L’intelligence artificielle va se démocratiser dans les entreprises d’ici à trois ans »
Interview # Informatique # Innovation

Katya Lainé et Neila Hamadache membres du Syntec Numérique Syntec Numérique : « L’intelligence artificielle va se démocratiser dans les entreprises d’ici à trois ans »

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Pas moins de 7 500 spécialistes de l’intelligence artificielle à recruter en France d’ici à cinq ans… Voici le bilan d’une étude dévoilée par Syntec Numérique. Regroupant plus de 2 000 éditeurs de logiciels, entreprises de services du numérique et de conseil, le syndicat appelle à accélérer la formation. Car l’investissement en IA augmente et la demande existe, y compris dans les PME. Explications croisées avec Katya Lainé, dirigeante de Kwalys et administratrice de Syntec Numérique, et Neila Hamadache, déléguée à la formation au sein du syndicat.

— Photo : DR

Le Journal des Entreprises : Vous prévoyez 7 500 créations nettes d’emplois en France entre 2019 et 2023, dans les domaines de l’intelligence artificielle et de la data science. C’est le résultat d’une étude commanditée par Syntec Numérique et réalisée par l’OPIIEC cette année. Quels profils recherche-t-on ?

Neila Hamadache : Précisément des spécialistes de l’IA, comme les data engineers, data scientists/analysts ou miners, des ingénieurs en machine learning ou encore des développeurs en intelligence artificielle. Ces besoins concernent la branche professionnelle « du numérique, de l’ingénierie, du conseil, des études et de l’événement », à laquelle appartient Syntec Numérique. Une branche qui réunit une foule de prestataires de services.

La formation française est-elle suffisante pour répondre à ces besoins ?

N. H. : Aujourd’hui, on manque de professionnels de l’intelligence artificielle en France. C’est notamment ce qui ressort de l’étude. La formation reste surtout insuffisante pour les diplômes à bac +3. En formation initiale, on recense ainsi 2 000 places par an au niveau licence, alors que notre branche a besoin de 2 500 nouveaux diplômés chaque année en moyenne. Et cela sur les cinq ans à venir… Il y a donc un trou dans la raquette. Difficile de recruter des profils de type développeur, voire de data engineer.

« Aujourd'hui, la France manque de candidats et d’attractivité sur les formations à bac +5 en intelligence artificielle. »

Quant aux formations à bac +5, si l’offre s’avère qualitativement et quantitativement suffisante, les promotions ne sont pas remplies. Autrement dit, on manque de candidats et d’attractivité. Sachant qu’on a besoin de tous les types de compétences, car s’il faut un expert capable de créer des architectures complexes, encore faut-il des développeurs et d’autres professionnels pour les réaliser ensuite.

À noter qu’il existe aujourd’hui 400 formations initiales et professionnelles sur les métiers spécialisés, mais peu de formations 100 % consacrées à l’intelligence artificielle. Ainsi, on trouvera des formations de data scientist, avec un module consacré à l’IA, par exemple.

Quelles mesures Syntec Numérique envisage-t-il de prendre pour répondre à ces problématiques ?

N. H. : Nous envisageons, entre autres, de créer des certifications sur des métiers liés à l’intelligence artificielle, en bâtissant des parcours de formation associés, en concertation avec les professionnels du secteur. En particulier une certification de data engineer. Il s’agirait de titres homologués, soit l’équivalent d’un diplôme reconnu. Un projet en discussion pour 2021.

La promotion des formations et des métiers s’impose, car la demande des entreprises clientes va encore augmenter dans les années à venir.

Il existe plusieurs techniques d’intelligence artificielle. Pouvez-vous détailler ce sur quoi porte la demande actuelle ?

Katya Lainé : Les usages en plein essor sont centrés sur le traitement de l’image et de la vidéo, utilisés, par exemple, pour guider les voitures autonomes, mais aussi le traitement du langage naturel, avec les assistants virtuels, les chatbots, etc., ou encore le machine learning (qui renvoie à des algorithmes permettant d’apprendre et de produire des modèles prédictifs de manière autonome, NDLR) et le deep learning (apprentissage profond).

Peut-on citer quelques cas d’usage qui se répandent aujourd’hui dans le monde de l’entreprise ?

K. L. : Je citerai l’accueil et la relation client au sens large, grâce à des robots capables d’engager la conversation : un chatbot, un voicebot, un callbot… (le premier est un robot conversationnel avec lequel on discute par écrit, tandis que les voicebots et callbots permettent de converser à l’oral, respectivement sur Internet et au téléphone, NDLR).

Prenons l’exemple d’une société d’assurance. Vous êtes client et vous avez perdu votre carte d’assuré. Vous appelez, en indiquant votre nom, vos coordonnées et numéros de dossiers. À l’autre bout du fil, un robot enregistre votre demande et lance les démarches pour rééditer votre carte. Connecté à l’agenda des conseillers, le programme pourra aussi vous caler un rendez-vous avec un spécialiste, si, par ailleurs, vous avez des questions spécifiques sur vos contrats. L’usage de ces robots s’étend, entre autres, de l’accueil à l’aide à la vente, jusqu’à la hotline et au SAV.

« Ces robots sont une formidable opportunité de réorganiser son activité et d'opérer une montée en compétences de ses salariés. »

Kwalys, ma société, a ainsi développé une solution pour SmartHome, un spécialiste de la domotique, basé près de Tours. Sur ses sites e-commerce, un robot conseille l’internaute via une fenêtre de dialogue, pour lui expliquer les technologies et caractéristiques des produits, comme n’importe quel vendeur. Si l’appareil commandé ne fonctionne pas, il vous conseille alors des manipulations à effectuer pour résoudre le problème, il peut lancer la vidéo d’un tutoriel ou encore vous inviter à appeler le SAV, etc., au fur et à mesure de la discussion.

Quels sont les avantages de ces robots ?

K. L. : Ce type de solution possède de nombreux avantages : ne jamais rater un appel, car un robot fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 si besoin, améliorer la vitesse de réponse et ne plus faire attendre un client 10 minutes, ou même 2 minutes, au standard, la possibilité de récupérer un feedback détaillé sur l’état d’une commande, etc.

Ces outils s’adaptent aux nouveaux modes de consommation, qu’on travaille en B to C ou en B to B. Une formidable opportunité de réorganiser son activité et d’en profiter pour opérer une montée en compétences de ses salariés…

Est-ce que les PME se mettent à l’intelligence artificielle ?

K. L. : D’expérience, je constate que les PME vont parfois plus vite et plus loin que les grands groupes dans l’utilisation de l’IA, pour des cas pratiques d’usage. Aujourd’hui, certaines solutions d’intelligence artificielle sont déjà accessibles aux TPE-PME et aux start-up, sans qu’elles aient besoin d'une compétence technique pour l’intégrer dans l’entreprise.

L’Europe accuse un retard considérable vis-à-vis des USA et de la Chine, souligne l’étude commandée par Syntec Numérique. Pour le combler, l’Union Européenne et des acteurs privés comptent investir 20 milliards d’euros par an entre 2020 et 2030. Quid de la place de la France ?

N. H. : La France n’est pas le pays numéro un dans ce domaine en Europe. Mais le gouvernement s’est emparé du sujet (un plan de 1,5 milliard d'euros jusqu'en 2022 a été annoncé en mars 2018 et Bercy a affiché sa volonté de développer la demande des entreprises françaises en matière d'IA, NDLR).

K. L. : Les Français sont très recherchés pour leurs compétences en IA. En particulier nos doctorants. Des entreprises du numérique d’envergure mondiale viennent même installer des écoles dans l’Hexagone. Toutefois, c’est une chose d’avoir des compétences, c’en est une autre de les intégrer dans une proposition de valeur au sein des entreprises, pour produire des biens et des services.

Il reste encore des freins à l’adoption de l’IA par les entreprises. Parce que les technologies ne sont pas matures ? Ou parce que le marché ne l’est pas encore ?

N. H. : Les deux. D’un côté, les entreprises n’ont pas toute connaissance du potentiel que recèle cette technologie. Il faut faire de la pédagogie. D’un autre côté, on reste encore sur des technologies émergentes, qui ne sont pas arrivées à maturité, même si certains secteurs d’activité ont commencé à prendre le virage de l’IA - les services financiers ou le retail, par exemple. Au final, je pense qu’on n’utilise aujourd’hui à peine 5 % du potentiel de l’intelligence artificielle.

« Les entreprises doivent saisir l’opportunité que représente l'intelligence artificielle sans trop tarder. »

En France, certains craignent aussi une destruction d’emplois. On appréhende le remplacement de l’homme par la machine. Sur ce point, notre étude montre qu’on va moins vers une réduction d’effectifs que vers une évolution des métiers existants. Les salariés pourront notamment abandonner certaines tâches pour se concentrer sur des missions à plus forte valeur ajoutée. On s’oriente aussi vers la création de nouvelles activités.

Pouvez-vous citer un exemple de métier traditionnel appelé à connaître une mutation avec l’arrivée de l’intelligence artificielle ?

K. L. : Prenez un consultant en recrutement, chargé de trouver des candidats pour des entreprises. Aujourd’hui, il réalise ses recherches avec ses mains et ses yeux : il consulte les sites de Pôle Emploi et de l’Apec, les réseaux sociaux, etc. Imaginons que, demain, une solution technique réalise la collecte et l’analyse de l’information, pour lui livrer une sélection de cinq candidats pertinents… Ce consultant pourra travailler davantage à mieux identifier les besoins de son client.

N. H. : C’est un bon exemple. Sachant que les entreprises ont parfois une idée vague de leurs besoins ou, à l’inverse, se retrouvent bloquées dans la recherche d’un profil parfait, d’un mouton à cinq pattes.

Selon vous, à quelle échéance l’intelligence artificielle va-t-elle se diffuser à grande échelle ?

K. L. : D’après moi, l’intelligence artificielle va se démocratiser dans les deux ou trois ans à venir. Les spécialistes du secteur, aujourd’hui dotés d’une preuve de concept, vont pouvoir passer à l’industrialisation de leur solution. Pour les entreprises au sens large, les utilisatrices potentielles, il reste à identifier d’abord leurs besoins - comment améliorer leurs process, leur relation client… Il faut saisir l’opportunité sans trop tarder.

La démocratisation de l’IA pourrait aller plus vite que celle du web. Rappelez-vous qu’en 2010, environ 50 % des PME n’avaient pas de site web. Ne ratons pas, cette fois, le passage à l’intelligence artificielle.

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