Serge Grudzinski : « Le rire peut débloquer des situations inextricables en entreprise »
Interview # Management

Serge Grudzinski fondateur de Humour Consulting Group Serge Grudzinski : « Le rire peut débloquer des situations inextricables en entreprise »

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C’est l’histoire d’un consultant qui utilise le rire pour résoudre des problèmes de management depuis 25 ans. Pour remotiver des équipes ou dénouer des conflits, Serge Grudzinski réalise des audits restitués sous forme de one-man-shows humoristiques devant les salariés, cadres et dirigeants d’entreprise, de Microsoft à BNP Paribas ou McDonald’s, en passant par des PME. Décryptage d’une méthode qui prend l'humain au sérieux.

Serge Grudzinski rejoue, sous forme humoristique, des scènes de vie d'entreprise, inspirées du quotidien des sociétés qu'il audite, pour aider leurs cadres et salariés à prendre du recul sur leurs problèmes — Photo : DR

Le Journal des Entreprises : Vous présentez des audits sous forme de sketches. Et ce n’est pas une blague ! Mais n'est-ce pas difficile de faire rire dans une entreprise ? Notamment dans des milieux que l’on imagine a priori sérieux, comme la banque ou l’informatique ?

Serge Grudzinski : Vous savez, l’être humain ne demande qu’à se marrer. Et plus il y a de complexité et de souffrance dans une organisation, plus vous avez de possibilités de déclencher un grand rire unanime au sein des équipes. Or, l’entreprise, c’est le monde de la complexité. Imaginez les compétences et l’organisation requises pour créer un avion ou un médicament ! Montrer la détresse de l’humain face à cette complexité offre un vrai ressort comique. Il suffit de citer l’accumulation des sigles et acronymes techniques qui fleurissent partout pour amuser…

Dans quelles situations fait-on appel aux services de votre cabinet, Humour Consulting Group ?

S.G. : J’ai joué plus de 1 300 spectacles dans des entreprises, allant de la PME au grand groupe. L’enjeu central, c’est la lutte contre la démotivation. Une entreprise évolue sans arrêt : elle doit attaquer des marchés, sortir de nouveaux produits, se digitaliser… Cela peut entraîner des résistances au changement ou des problèmes de motivation, ce qui revient au même. Il faut surmonter ces blocages.

Pour ce faire, vous cherchez à déclencher ce que vous nommez « le grand rire unanime ». Qu’est-ce que c’est ?

S.G. : Ce n’est pas un petit rire, ni un rire mécanique, mais un grand rire qui prend tout le corps, une émotion qui bouleverse et soulage des tensions. Cette émotion puissante agit comme un bélier pour faire tomber les murs qui existent entre les gens, ou bien entre un individu et la réalité.

« Là où les raisonnements "normaux" échouent, l’émotion du grand rire réussit. On ne peut sortir rapidement d’une tension émotionnelle que par un choc émotionnel », dites-vous. Comment le rire peut-il résoudre des problèmes de management complexes ?

S.G. : Parfois, le rire débloque des situations inextricables. C’est le dernier recours. Je vois cet humour qui met les gens en ébullition comme un langage, qui permet de délivrer un message autrement. Notamment en utilisant des images. En jouant des scènes de la vie de l’entreprise, je tends un miroir comique du réel qui va aider le salarié ou le cadre à se décaler, à prendre de la distance par rapport à sa situation. L’explosion de rire qui suit déclenche une prise de conscience des problèmes et de son comportement. Le spectateur se dit alors : « Je n’ai pas pu faire ça ! Comment en est-on arrivé là ? » Il ressent aussi un soulagement, car on reconnaît la réalité, ses efforts, ses souffrances.

Peut-on citer un exemple de déblocage d’une situation par le rire ? Dans votre livre Laugh to Lead, vous évoquez notamment le cas de JC Decaux.

S.G. : À l’époque de mon intervention chez JC Decaux, de nombreux managers gardaient un style militaire. Avec pour philosophie « Fais ce qu’on te dit et tais-toi », si je caricature. Héritée de temps anciens, cette méthode de management devenait obsolète. Sur scène, j’ai donc incarné un petit chef dans tous ses excès, ainsi qu’un salarié devenu totalement incapable d’indépendance et de prise d’initiative à cause de ce type de management. À la fin, l’un des spectateurs m’a confié : « Cela fait des années qu’on me parle de changer. C’est la première fois que je comprends qu’il faut que je le fasse. »

« Je vois cet humour comme un langage, qui permet de délivrer un message autrement. »

Ici, le succès tient au pouvoir du grand rire provoqué par la satire puissante, comme pouvait la pratiquer Molière ou Coluche. Une fois portés à ébullition, les spectateurs qui rient aux éclats deviennent réceptifs à la critique.

De la même manière, ils peuvent rire de leur propre douleur, puisqu’en l’exposant, on ôte un poids. Lors des audits, vous entendez des salariés qui en bavent, parfois proches du burn-out. Et ces mêmes personnes hurlent de rire quand je raconte ces souffrances sur scène. C’est ce que j’appelle « la purge psychologique ».

Vous dites que, hormis quelques couacs formateurs, votre méthode fonctionne. Pourtant, tout le monde n’a pas forcément un grand sens de l’autodérision…

S.G. : Pour que ça marche, il faut d’abord apparaître comme légitime. Je renvoie donc une image vraie et exhaustive de la vie de l’entreprise. Et tout le monde en prend pour son grade. Si l’on veut que quelqu’un accepte ses torts, il ne doit pas être le seul mis en cause. Je parle de torts mais il s’agit souvent d’exposer des logiques différentes qui s’opposent.

Ensuite, on valorise les collaborateurs que l’on critique, en montrant leurs qualités et leurs défauts, d’une manière équilibrée et bienveillante. Comment critiquer quelqu’un sans souligner son engagement au travail, ses nuits passées sur des dossiers importants ?

Ingénieur, puis consultant, vous êtes devenu un professionnel du spectacle. Mais quid d’un chef d’entreprise ? Peut-il utiliser l’humour dans son management ?

S.G. : Attention, je ne propose pas une méthode ! Et je ne conseillerais pas de dupliquer mon concept, car il faut être un vrai comique pour créer ce grand rire unanime. Un patron doit savoir jusqu’où il peut aller, trouver une sensibilité qui passe auprès de la plupart des gens. Gardez les plaisanteries qui risquent de blesser, ou l’humour cynique, pour vos proches. Privilégiez plutôt un humour positif, qui fasse du bien. Ce qui présuppose de l’empathie, de se mettre à la place de l’autre pour anticiper sa réaction. Chacun peut essayer à son échelle.

Ne craignez-vous pas qu’on utilise aussi le rire pour faire accepter des pratiques managériales scandaleuses. Vous avez par exemple rencontré une équipe de salariés surmenés, dont certains victimes d’accidents de la route à cause de la fatigue…

S.G. : L’entreprise en question subissait une pression énorme sur son marché et elle explorait diverses solutions stratégiques, organisationnelles et humaines. Ma prestation en faisait partie. Alors, certes, mon one-man-show n’a pas changé le contexte économique. Mais il a porté ses fruits grâce à ce que j’appelle l’effet Coluche.

Pourquoi Coluche était-il tellement aimé des Français ? Il ne changeait sans doute rien à leur vie, mais, il l’embellissait ! Après un spectacle comique, vous continuez à aller au boulot avec vos difficultés, mais vous avez vidé vos poches de vos malaises pour quelque temps. Une boîte ne résoudra pas ses problèmes du jour au lendemain. Reste qu’en attendant, le grand rire soulage. C’est important !

Diriez-vous qu’on a davantage besoin de rire au boulot aujourd’hui ?

S.G. : Dans beaucoup d’entreprises, on observe une tendance à la déshumanisation : le travail évolue vers de plus en plus de process, les centres de décisions s’éloignent, on se replie sur soi et sur son smartphone dernier cri, on ne regarde plus ses voisins de bureau… Alors oui, il faut rire pour lutter contre cette déshumanisation. Mais à l’inverse, vous trouvez des start-up où l’atmosphère invite à plus de détente.

De manière générale, on se lâche moins, à mon avis. Un jour, un ingénieur m’a raconté qu’il travaillait très dur il y a 20 ans… mais qu’il faisait des fêtes folles le samedi soir avec son supérieur. Imaginez le lien que ça pouvait créer ! N’oublions pas que le fondement de l’entreprise reste la relation. Aujourd’hui, votre patron sera sans doute moins dur, mais vous aurez moins de moments de décompression collective.

À propos des start-up, on y voit fleurir les fameux chief happiness officers, chargés de promouvoir le bonheur en entreprise. Qu’en pensez-vous ?

S.G. : C’est ridicule. Ça signifie : « Vous vous ennuyez tellement que je vais demander à quelqu’un de venir vous dispenser 15 minutes de gym, vous divertir avec des marionnettes, etc. » Quelque part on considère que vous n’êtes pas capable d’être heureux dans votre vie. On ne devrait pas avoir à faire ça. Le bonheur doit venir naturellement de son travail et de ses collègues, de l’agrément et du plaisir d’être ensemble.

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