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Pénurie de composants électroniques : comment les entreprises s'organisent dans l'urgence
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Pénurie de composants électroniques : comment les entreprises s'organisent dans l'urgence

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Alors que la reprise économique se profile, la pénurie des composants électroniques et les tensions sur les prix arrivent au mauvais moment pour les PME et les ETI. Pour pallier la flambée des prix, des délais d’approvisionnement de plus en plus longs et préserver leurs marges, les dirigeants s’organisent dans l’urgence. Certains revoient la conception des produits, d’autres pilotent finement la gestion de leurs stocks.

A cause de la pénurie de composant, Patrick Marionneau, dirigeant d'Emka Électronique, basé dans le Maine-et-Loire et le Loir-et-Cher, a révisé à la baisse ses perspectives de croissance — Photo : Cyril Ananiguian / Emka Electronique

Depuis la fin de l’année 2020, Patrick Marionneau, directeur général du sous-traitant Emka Électronique (200 salariés, 18 M€ de CA en 2020), vit dans l’attente de semi-conducteurs. Un petit élément indispensable à tout appareil électronique, servant à transmettre des données, à stocker des informations et même de l’électricité. Cette société basée dans le Maine-et-Loire et dans le Loir-et-Cher achète plus de 27 000 références de composants et fabrique des cartes électroniques et des systèmes complets assemblés qui viennent s’intégrer dans les machines de leurs clients, des donneurs d’ordres du secteur de l’aéronautique, du médical (éclairage des salles d’opération), de l’industrie (cartes nécessaires pour piloter des moteurs, des machines) ou encore du bâtiment avec les ascenseurs.

De deux à dix-huit mois de délai

"Cette pénurie touche aussi bien les composants actifs, également appelés semi-conducteurs, que les composants passifs comme les résistances, les connecteurs, les condensateurs. Une carte électronique est composée de 50, voire plus de 100 composants parfois. La probabilité qu’un de ses composants soit impacté par la pénurie est énorme, ce qui remet en cause la fabrication de cartes", décrit Patrick Marionneau. Cette pénurie de composants passifs dont on parle moins et qui restent tout aussi essentiels à la production de systèmes électroniques s’explique notamment par une explosion de la demande et une baisse des capacités de production liée la crise sanitaire. Les principaux pays dans lesquels sont fabriqués ces éléments, à savoir l’Inde et la Malaisie, ne peuvent plus suivre la cadence. "Lorsque l’on passe une commande d’un composant auprès des fournisseurs asiatiques et parfois européens, l’allongement de délai peut aller de deux à dix-huit mois. Cela génère beaucoup de travail de recalage des plannings. Nous perdons beaucoup de temps dans les discussions avec nos clients, car nous devons vendre en plus une augmentation de prix", rapporte le directeur général d’Emka Électronique.

La plupart des composants (semi-conducteurs et circuits imprimés) ont vu leur tarif flamber. En cause : une augmentation du prix des matières industrielles, multiplié par 1,7 entre mi-2020 et mai 2021. Dans le détail, l’indice des prix des matériaux semi-conducteurs a doublé, de même que celui du cuivre et des matières minérales, selon des chiffres publiés par Bpifrance Le Lab mi-juillet. Le prix de l’acier a été multiplié par 1,8.

La trésorerie des entreprises touchée

De nombreux secteurs industriels sont aujourd’hui touchés en France, depuis la santé et le matériel médical jusqu’aux produits de grande consommation. Dans le monde de l’automobile, tous les constructeurs ont mis au ralenti leurs usines, voire arrêté certaines chaînes, parfois pendant plusieurs semaines. Peugeot envisage même de réintroduire le compteur à aiguilles sur le tableau de bord de certains de ses véhicules pour en relancer la production. Selon Eric Burnotte, président du Syndicat des entreprises de sous-traitance électronique (SNESE), par ailleurs dirigeant d’Alliansys, une société de 70 salariés qui fabrique des produits pour l’industrie, le médical, et la défense à Honfleur (Calvados), si cette crise met en lumière les fragilités de l’industrie européenne, dépendantes de l’Asie, elle met surtout en danger de nombreux acteurs économiques.

Près de 60 % des PME, sondées en mai 2021 par la CPME, confient être impactées par la pénurie de matières premières (la part des chefs d’entreprise issus de l’industrie et de la construction qui sont confrontés à des hausses du prix des matières premières culmine à 93 %), ce qui affecte beaucoup leur marge. "Nous avons de plus en plus de mal à nous approvisionner en composants et modifions sans cesse nos plans industriels, ce qui est très mauvais pour la rentabilité. Nous sommes parvenus jusque-là à livrer avec retard nos clients, mais il est probable qu’on se retrouve bloqués d’ici la fin de l’année 2021", expose Eric Burnotte.

Une gestion des stocks cruciale

Patrick Marionneau, d’Emka Électronique, fait aussi part d’un impact négatif de la pénurie de composants et de la hausse des prix sur sa trésorerie. "On espérait un rebond d’activité de 10 % en 2021 après la chute de 15 % en 2020. On va faire la moitié de ce qu’on espérait", regrette le dirigeant. Pour s’en sortir, Patrick Marionneau, qui jongle depuis presque un an avec les agendas de ses équipes, de ses usines, les demandes et les coups de fil incessants de ses clients, s’est résolu à faire du surbooking. "Nous prenons plus de commandes que notre capacité car nous savons qu’on ne pourra pas toutes les honorer et qu’on n’aura pas les composants à temps", confie-t-il. Le patron a même reçu une grosse commande de 1,3 million d’euros livrable en octobre 2022 pour un client dans l’éclairage urbain. "Pour ne pas avoir de mauvaises surprises, certains donneurs d’ordres ajoutent à leurs besoins des commandes de stock de sécurité court terme sur les composants critiques, mais cela ne fait qu’amplifier la crise", s’agace Patrick Marionneau.

Une gestion prudente de stock de matières premières qui n’est pourtant pas un phénomène isolé. Elle a même été cruciale pour Jean-Michel Karam, PDG de Memscap (11 M€ de CA en 2020 ; 65 salariés), fabricant de semi-conducteurs qui adresse les marchés du médical, de l’aéronautique et de la fibre optique depuis 1997. Cette société grenobloise, qui achète les tranches de silicium et les traite dans son usine américaine pour fabriquer les semi-conducteurs et les microsystèmes, s’est organisée en 2020 pour avoir une année de stock. "J’ai traversé plusieurs crises en 2002, en 2008. J’ai donc appris la prudence", justifie le PDG.

Pas de retour à la normale avant fin 2022

Certaines entreprises trouvent des solutions alternatives, en dehors du marché traditionnel, pour préserver leurs carnets de commandes et répondre, coûte que coûte, à la demande de leurs clients. C’est le cas du Groupe Lacroix, basé dans la région nantaise, qui fournit l’électronique et les équipements d’un nombre important de fonctions critiques de l’industrie française, de l’aéronautique et de l’automobile. "Nous achetons des composants électroniques traditionnels à des brokers avec un gros surcoût, jusqu’à 50 fois le prix normal, ce qui impacte forcément la facture finale. Certains composants qui s’achetaient 10 centimes en 2019 sont payés 5 euros", rapporte Dominique Chanteau, vice-président en charge des achats pour l’activité électronique du groupe Lacroix (441 M€ de chiffre d’affaires en 2020). Cette ETI familiale de 4 200 salariés, dont 1 500 en France, dispose par ailleurs d’un laboratoire qui lui permet d’étudier d’autres solutions et de proposer à ses clients un redesign plus ou moins lourd du produit quand le composant est introuvable.

Alors que la pénurie devrait persister dans les mois à venir, les industriels s’interrogent sur les conditions d’une sortie de crise rapide et durable. "La situation pourrait s’améliorer d’ici fin 2022 si nous sommes capables d’avoir une politique cohérente et globale", estime Eric Burnotte. Il faut, selon le président du SNESE, avoir en Europe des complexes industriels qui fabriquent aussi bien des composants épais d’ancienne génération que des composants nouvelle génération pour la partie numérique. "On le faisait couramment dans les années quatre-vingt-dix. Les industriels ont laissé tomber ces principes pour se concentrer sur le développement des produits, et abandonner la fabrication des semi-conducteurs et des composants passifs à l’autre bout du monde, principalement à Taïwan, mais aussi en Chine, au Japon et en Inde", regrette-t-il.

Face à l'hégémonie asiatique, l'Europe cherche à réagir. Sous l'impulsion de la Commission européenne, acteurs publics et privés sont en train de se rassembler au sein d'une "alliance industrielle européenne" des semi-conducteurs. Cet été, le groupe franco-italien STMicroelectronics, le fabricant de semi-conducteurs isérois Soitec ou encore le laboratoire grenoblois CEA-Leti ont rejoint le mouvement. Pour l'industrie électronique européenne, il s'agit d'un "moment charnière", assure Paul Boudre, le PDG de Soitec (584 M€ de CA) au micro de BFM TV.

L'initiative doit permettre au Vieux Continent de concevoir et fabriquer des puces de dernière génération. Objectif de la Commission européenne : porter de 10 à 20% la part de semi-conducteurs fabriqués par les industriels européens.

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