France
Patrick Artus : « Le capitalisme est devenu inefficace »
Interview France # Politique économique

Patrick Artus économiste Patrick Artus : « Le capitalisme est devenu inefficace »

S'abonner

Non seulement il crée des inégalités, mais en plus il est devenu totalement inefficace. Pour l'économiste Patrick Artus, le capitalisme vit ses dernières heures. Il faut vite le remplacer, sans quoi les crises financières vont se multiplier et le système finir par imploser. Mais que faire après le capitalisme ? Dans son ouvrage, La dernière chance du capitalisme, le chef économiste de Natixis défend un modèle né dans l'Allemagne des années trente...

« Sans réforme, le capitalisme va s'effondrer », assure Patrick Artus, chef économiste chez Natixis — Photo : Natixis

Le capitalisme crée non seulement des inégalités, mais en plus vous assurez qu'il est devenu inefficace. Pourquoi ?

Patrick Artus : D'un point de vue politico-éthique, le capitalisme creuse les inégalités, crée de la pauvreté et détruit l'industrie française. D'un point de vue économique, ce système est inefficace. Depuis 40 ans, de façon continuelle, les gains de productivité diminuent, il y a moins de progrès techniques, l'emploi est plus faible, tout comme la croissance. Les pays de l'OCDE perdent un point de potentiel de croissance par décennie. On est passé de 4 % dans les années quatre-vingt à 1 % dans les années 2010. L'économie des années cinquante à soixante-dix était de meilleure qualité que l'économie actuelle, qui génère des problèmes sociaux et politiques sans créer de bienfaits en matière d'efficacité économique.

Qu'est-ce qui a fait que le capitalisme a perdu de sa superbe depuis les années 1980 ?

Patrick Artus : Premièrement, le système actuel n'est plus vraiment du libéralisme. Une de ses caractéristiques centrales, c'est le développement du nombre d'entreprises en position de monopoles, qui n'ont jamais favorisé les gains de productivité et l'innovation.

"L'écart entre le rendement du capital et les taux d'intérêt s'est creusé de façon gigantesque"

Deuxièmement, les niveaux de rentabilité exigés par les actionnaires sont devenus trop élevés. Au début des années quatre-vingt, le fait d'investir dans le capital des entreprises rapportait 12 ou 13 % quand les taux d'intérêt étaient à 10 %. Aujourd'hui, le capital d'une entreprise rapporte toujours 12 ou 13 %, mais les taux d'intérêt sont passés à 1 %, voire moins. L'écart entre le rendement du capital et les taux d'intérêt s'est creusé de façon gigantesque. Il ne reflète pourtant pas un risque plus élevé par rapport aux années quatre-vingt, mais un rapport de force favorable aux actionnaires. Cela pénalise le développement des entreprises, qui finissent par renoncer à un certain nombre d'investissements jugés pas suffisamment rentables. Troisièmement, la concentration du capital est mauvaise pour l'efficacité économique.

En quoi cette concentration du capital est-elle néfaste ?

Patrick Artus : Quand une seule personne concentre le capital, ses opportunités d'investissement restent limitées. Elon Musk est peut-être génial, mais il est en train de flamber de l'argent dans toutes sortes de projets qui ne servent à rien. Si une partie de son capital était détenue par une multitude d'entrepreneurs aux idées innovantes, il y aurait davantage de croissance.

En quoi, selon vous, le système actuel est-il arrivé à bout de souffle ?

Patrick Artus : Notre système est économiquement inefficace malgré la mise en place de trois béquilles : le recours à la dette privée d'abord, avec pour conséquence la crise des actions de 2000 et la crise des subprimes de 2008. Les gouvernements ont ensuite eu recours à la dette publique. Une fois arrivés au bout de ce système, ils ont financé les déficits publics par une gigantesque création monétaire. L'an passé, la création de monnaie a augmenté de 75 % dans les pays de l'OCDE ! Le problème, c'est qu'il n'existe pas de quatrième béquille. Une fois qu'on a usé notre capacité à injecter de la monnaie, il n'y a plus rien derrière.

Que peut-il se passer alors ?

Patrick Artus : Le capitalisme continuera à nous donner peu de croissance, à creuser les inégalités et à multiplier les problèmes au niveau social. En plus, il risque de nous donner des crises financières à répétition parce qu'il y a trop de dettes et maintenant trop de monnaie. En créant de la monnaie, vous créez des possibilités spéculatives, donc des bulles, sur le prix des actions, de l'immobilier, des cryptomonnaies, etc.

"Un système qui fabrique des inégalités, des crises financières à répétition et ne donne pas de croissance ne peut pas survivre"

Les aberrations vont se multiplier. Un système qui fabrique des inégalités, des crises financières à répétition et ne donne pas de croissance ne peut pas survivre. Il va donc s'effondrer. La première possibilité, c'est que les populations se débarrassent du capitalisme. La deuxième possibilité, c'est de le réformer.

Pour le réformer, vous défendez un courant de pensée né en Allemagne dans les années trente, l'ordolibéralisme. Qu'est-ce que c'est ?

Patrick Artus : Cela vient de l'école de Fribourg des années trente et n'est pas si éloigné de la pensée de l'économiste américain Milton Friedman. Pour beaucoup d'économistes, Friedman se résume à la maximisation des profits pour les actionnaires. Mais dans son ouvrage Capitalisme et Liberté, publié en 1962, il ne dit pas du tout cela. Friedman est au contraire totalement dans la pensée ordolibérale. Elle défend une économie de marché, dans laquelle les entreprises maximisent leurs profits, mais dans laquelle l'État s'occupe des externalités, c'est-à-dire de tout ce que les entreprises ne peuvent pas directement intégrer dans leurs comportements. Le devoir de l'État, c'est de financer une éducation de qualité pour tout le monde, y compris pour les enfants des ménages les plus modestes, c'est d'assurer la sécurité, le respect des lois et des contrats, c'est de limiter les inégalités. Friedman ne parle pas du climat, mais à l'époque ce n'était pas une préoccupation.

Ce qui vous décrivez, c'est le fonctionnement du capitalisme contemporain, non ?

Patrick Artus : L'État repère ce qui peut poser problème dans le comportement des entreprises - les licenciements, les inégalités, l'environnement - le corrige, mais pas de façon autoritaire par des réglementations, mais par des politiques incitatives. Prenez l'exemple du climat. Il y a deux façons de faire, une façon autoritaire, avec des textes qui s'étalent sur des milliers de pages et qui décrivent ce qu'on a droit de faire et de ne pas faire pour se déplacer, pour travailler, etc. Ou alors, on instaure un prix pour le CO2 qui fait que tout le monde choisit les bons comportements spontanément. Si le CO2 vaut 100 euros la tonne, il y va de l'intérêt des entreprises de ne pas en émettre beaucoup. C'est de cette manière qu'il faut rendre le capitalisme inclusif. Pas par de la norme et par la loi.

"On ne peut pas avoir de Gafa dans un capitalisme libéral"

Par ailleurs, l'ordolibéralisme ne repose pas que sur des politiques incitatives. Ce qui est extrêmement important aussi, c'est la concurrence. On ne peut pas avoir de Gafa dans un capitalisme libéral, on ne peut pas avoir d'entreprises en position de monopole, il faut de la concurrence. Tous les travaux académiques montrent que le progrès technique est indissociable de la concurrence. Ce n'est pas un hasard si les téléphones portables sont apparus quelques années après que Ronald Reagan a cassé le monopole d'AT&T dans les télécoms. Le capitalisme actuel, notamment anglo-saxon, n'est pas libéral, c'est un capitalisme actionnarial de rentiers.

Quels pays approchent le plus le modèle que vous défendez ?

Patrick Artus : Les Allemands sont totalement ordolibéraux. Ils sont très sensibles aux questions de concurrence, à l'économie de marché, au libre choix par les entreprises et aux politiques incitatives. On ne dit pas aux entreprises ce qu'elles doivent faire dans cette approche décentralisée de l'économie.

Outre-Atlantique, il va devenir de plus en plus difficile de justifier la persistance d'un système qui ne produit pas de résultat. Aux États-Unis, 30 % de la population n'a eu aucune augmentation de son niveau de vie depuis 1990. C'est un peu moins vrai en France, parce que l'État organise la redistribution sociale, a mis en place des garde-fous, un salaire minimum, une protection sociale généreuse, un élément qui est au centre de la pensée ordolibérale. Mais attention à la tentation bureaucratique ! Regardez ce qui se passe dans les banques aujourd'hui : c'est pratiquement l'État qui dit à qui il faut prêter de l'argent, qui décide des rémunérations, des dividendes. Il finira par faire cela dans tous les autres secteurs de l'économie. La France souffre de son approche descendante. En matière d'innovation, c'est encore l'État qui décide qu'il faut financer la batterie du futur ou les objets connectés. En Allemagne, l'approche est différente. Si les entreprises développent des innovations de rupture, elles se rapprochent des pouvoirs publics, qui décident ou non de les cofinancer. Regardez BioNtech : ce n'est pas le gouvernement allemand qui a décidé de créer des vaccins à ARN messager. C'est cette entreprise qui a sollicité les pouvoirs publics pour qu'ils cofinancent son vaccin (développé avec l'américain Pfizer, NDLR).

La réforme du capitalisme suppose un nouveau contrat social entre l'État et les entreprises, mais aussi à l'intérieur des entreprises. Que doivent-elles changer ?

Patrick Artus : Tant que les actionnaires demanderont 13 ou 14 % de rendement des fonds propres, nous n'allons pas nous en sortir car cela suppose de comprimer les salaires, de délocaliser, etc. Il faut une acceptation d'une rentabilité plus faible des fonds propres, ce qui va stimuler la croissance car les entreprises vont pouvoir investir sur des temps plus longs. Il s'agit d'un préalable absolu à toute réforme du capitalisme.

"Je ne serais pas choqué qu'on donne, dans toutes les entreprises, 10 % du capital à tous les salariés"

Il faut aussi réallouer le capital de façon plus égale. Pour que les intérêts des salariés pèsent davantage, je suggère une mesure d'augmentation du capital pour les salariés, ce qui dans les PME peut être une distribution d'actions sans droits de vote. Il s'agit donc de réaliser une gigantesque dilution du capitalisme.

Ces derniers mois, le gouvernement multiplie les incitations en faveur de l'actionnariat salarié. Pour l'instant, les résultats ne sont pas vraiment tangibles...

Patrick Artus : Dans le Cac 40, les salariés détiennent à peu près 3,5 % du capital. Ce n'est pas énorme, mais c'est de loin ce qui se fait de mieux en Europe. Je ne serais pas choqué qu'on donne, dans toutes les entreprises, 10 % du capital à tous les salariés. Y compris dans les TPE et les PME. Il s'agit de transférer gratuitement du patrimoine et du revenu aux salariés tout en augmentant le nombre d'actionnaires locaux, ce qui, au final, renforcera le capitalisme.

France # Politique économique