« Nous ne sommes pas préparés à l’arrivée de l’intelligence artificielle »
Interview # Innovation

Cyrille Chaudoit directeur de l’innovation digitale de The Links « Nous ne sommes pas préparés à l’arrivée de l’intelligence artificielle »

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Pour Cyrille Chaudoit, directeur de l’innovation digitale de l’agence de communication nantaise The Links, l’intelligence artificielle va considérablement transformer les entreprises et leurs métiers. Mais davantage que cette technologie, ce qui l’interroge, c’est le degré d’acceptation de cette nouvelle révolution par les consommateurs et les entreprises.

Cyrille Chaudoit est directeur de l'innovation digitale chez The Links et associé chez TalenCo — Photo : Web2Day - YouTube

Le Journal des Entreprises : Le digital est devenu un véritable enjeu pour toutes les entreprises. A vos yeux, à quoi doivent-elles aujourd’hui se préparer ? Qu’est-ce qui risque de venir les bouleverser ?

Cyrille Chaudoit : La grande tendance technologique, la seule qui vaille même aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle (IA). La première vague de la digitalisation a été l’émergence d’internet. La seconde vague, c’était le web social. La troisième vague, c’est l’IA, une méta-technologie qui englobe tout ce que l’on a connu jusqu’à présent. A savoir la data et l’internet des objets. Pour comprendre, il faut resituer les choses. Il y a dix ans, on a découvert le pouvoir de la donnée, des data. Et il y a cinq ans, l’IoT (NDLR, l’internet des objets) a débarqué. Au début, tout le monde rigolait lorsque l’on présentait une brosse à dent connectée en se demandant à quoi cela pouvait servir. Sauf qu’aujourd’hui, tous ces objets dialoguent entre eux et peuvent échanger des données qu’ils ont pu collecter. Tout ça pour dire que l’intelligence artificielle c’est un processus décisionnel qui nous décharge du devoir que nous avions d’interagir avec des interfaces. Donc l’IA, c’est un moyen d’automatiser les process.

L’automatisation, cela fait immédiatement penser à la première révolution industrielle...

C.C. : La première révolution industrielle a permis d’automatiser les tâches physiques. Là, l’IA va automatiser la peine intellectuelle. L’IA c’est donc une nouvelle révolution industrielle, mais cette fois-ci pour les cols blancs. Et donc forcément, cela va toucher tous les secteurs, toutes les entreprises et tous les types de métiers. Si on prend l’exemple de la santé, l’IA c’est la promesse d’une plus grande acuité pour la lecture des radiographies. Une énorme base de données peut par exemple être plus efficace pour analyser une radiographie qu’un radiologue. Et derrière le diagnostic, l’IA pourra aussi décliner les meilleurs traitements en fonction du profil du patient, toujours en s’appuyant sur des milliers de données issues d’hôpitaux du monde entier. Si je prends le domaine de l’assurance, même révolution avec l’IA. Un gros assureur français s’est équipé d’une IA pour traiter les demandes de résiliation de contrat d’assurances auto et habitation qu’il recevait. Pour traiter 600 dossiers de résiliation, il employait une équipe de trois personnes pendant cinq jours. L’IA fait cela en une nuit ! Elle peut traiter de la donnée structurée et de la donnée non-structurée, c’est-à-dire un courrier manuscrit ou un e-mail. Dans le domaine de la relation client, aussi l’IA commence à avoir un impact. Elle peut diriger ou conseiller un téléopérateur en analysant ce que dit, ou ce que ne dit pas, le client qui est en ligne. Dans tous les domaines, l’IA a une capacité à traiter beaucoup plus rapidement que l’être humain les données qui lui sont fournies. Si on pousse jusqu’au bout le raisonnement, on peut se demander pourquoi ce n’est pas l’IA qui a répond directement au téléphone car on fait aussi beaucoup de progrès dans le domaine de la voix artificielle.

Vous êtes en train de nous dire que l’IA va supplanter les cols blancs ?

C.C. : On risque de voir ce qu’il s’est passé lors de la première révolution industrielle. Les canuts à Lyon qui se révoltent contre les machines qui prennent leur travail. On n’en est pas encore là évidement. Je ne suis ni dans l’angélisme, ni dans l’agitation de chiffon rouge. Mais qu’est-ce qui fait qu’une entreprise voudrait se priver d’une IA qui, aujourd’hui, est une béquille et qui aide les collaborateurs, mais qui demain, pourra faire leur tâche toute seule ? La question c’est donc de savoir comment on anticipe cela.

Mais là, ce n’est plus du ressort de l’entreprise. On tombe dans un débat politique, voire philosophique ?

C.C. : C’est un sujet éminemment politique. Oui, l’IA pour l’entreprise est intéressante d’un point de vue économique, mais l’entreprise a aussi une responsabilité sociale. Et le politique doit coordonner ces responsabilités économique et sociale des entreprises. Ce qu’il faut bien avoir en tête, c’est que la grande majorité des métiers de 2030 n’existent pas encore. Donc le politique doit réfléchir à faire évoluer la formation initiale en se demandant ce que sera la plus-value humaine par rapport à celle de la machine. Exemple concret : aujourd’hui, on entraîne les IA à programmer elle-même ou à programmer d’autres IA. On peut donc déjà s’interroger sur le devenir du métier de programmeur.

Le monde de l’entreprise a quand même son mot à dire dans ce mouvement...

C.C. : Evidemment. Les entreprises qui ne fonctionneront qu’avec une IA qui pilotera des robots seront très rares. La plupart auront donc besoin de ressources humaines, sans toutefois connaître les métiers qui leur seront nécessaires en 2030. Par leur pouvoir économique et leur pouvoir de lobbying, les entreprises doivent bousculer les pouvoirs publics pour leur demander de se pencher sur la question de la formation initiale. Comment feront-elles dans dix ans sans les compétences adéquates ? Il s’avère que sur les sujets de l’IA, on a des talents extrêmement brillants qui sont français mais qui travaillent ailleurs qu’en France. Si le politique s’était posé il y a quinze ans la question des métiers de demain, on formerait déjà les nouveaux talents pour nos entreprises et nos laboratoires de recherche. Pour la première fois, on va avoir un outil, l’IA, qui va ôter de la peine intellectuelle. Le problème, c’est qu’on n’y est pas préparé. On ne sait pas si les métiers qui vont disparaître vont être remplacés en termes de volume. Cela nous emmène donc sur d’autres débats, philosophiques ceux-là, comme quelle différence entre le travail et l’emploi ?

L’IA va chambouler les entreprises et l’organisation du travail. En dehors de l’intelligence artificielle, quelle autre technologie vous semble devoir également émerger ?

C.C. : Du côté des consommateurs, cette automatisation permet une plus grande personnalisation des produits. Cette automatisation va être renforcée avec l’impression 3D. Et comme le consommateur est devenu hyper impatient, je pense que l’on va aller vers l’omni-commerce, c’est-à-dire que tout sera commerce. Aujourd’hui, le consommateur est devenu omni-canal. Demain, on aura même plus besoin du web et plus besoin d’un canal spécifique pour acheter un produit spécifique. Aujourd’hui déjà, si on prend l’application Pinterest en anglais, plus besoin de taper sa recherche de produit, notre écran de smartphone reconnaît un produit et nous le propose. On est sur un modèle de Shazam de la vie réelle et des objets. On voit quelqu’un dans la rue dont les baskets nous plaisent, avec ça on peut se les procurer et les personnaliser.

Mais avec tous ces outils, on aura toujours besoin d’un smartphone, d’une tablette ?

C.C. : Non, pour moi, une autre grande tendance à venir, c’est la disparition des « devices ». On va rentrer dans une ère de l’immatérialité. Aujourd’hui, effectivement, on a encore besoin de son téléphone, mais l’IA telle qu’elle arrive dans nos foyers avec les assistants vocaux, c’est la promesse d’une bascule. On n’aura plus besoin de s’adapter aux ordinateurs parce que l’on va communiquer par la voix. On va donc parler dans un premier temps à nos assistants personnels, mais après, on peut imaginer que nous aurons une puce dans nos vêtements ou sur nous qui s’adaptera à nos besoins et à nos attentes, sur le modèle du frigo connecté qui commande les aliments qui nous manquent. L’IA va donc nous modéliser pour anticiper nos besoins, voire même nos désirs.

L’IA qui provoque nos désirs, cela pose des questions éthiques…

C.C. : C’est toute la question philosophique autour de la technologie. La question n’est pas de savoir si la technique est bonne ou mauvaise, mais de savoir ce que l’on fait de cette technique. Nous en qualité de consommateur, jusqu’où on va accepter d’aller ? Et du côté des entreprises, qu’est-ce qu’elles sont prêtes à faire de ces technologies ? Créer du désir de façon quasi-scientifique, cela pose un vrai problème. Et cette frontière appartient aujourd’hui, à Google, Facebook ou IBM. Moi, je n’ai pas forcément envie que mes désirs soient entre les mains de ces acteurs-là. Toute la question réside donc dans notre libre-arbitre. En tant que citoyen, on a le pouvoir d’organiser le débat sur ces questions en pesant sur les pouvoirs publics. Et tant que consommateur, on a aussi un pouvoir économique. Tous les acteurs de la data doivent se poser ces questions sur l’éthique de leur IA. Et en France malheureusement, ce débat met beaucoup de temps à arriver. Ce qui compte, ce n’est pas la technologie, mais ce que l’on en fait. Et c’est un sujet éminemment politique.

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