« Mobilisons l'épargne des Français pour sauver nos entreprises »
Interview # Politique économique

Alain Trannoy économiste « Mobilisons l'épargne des Français pour sauver nos entreprises »

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Pour l'économiste Alain Trannoy, le « quoiqu'il en coûte » cher à Emmanuel Macron va devoir prendre fin cette année. Selon le directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales de Marseille, il est nécessaire de changer de stratégie pour soutenir les entreprises autrement que par la dette. La mobilisation de 50 milliards d'euros issus de l'épargne des Français pourrait être une solution.

Photo : ANNE VAN DER STEGEN

Alors que certaines entreprises vont commencer à rembourser leur prêt garanti par l'État, estimez-vous que le niveau d'endettement des entreprises françaises est inquiétant ?

Le gouvernement a eu un bon réflexe en lançant une bouée aux entreprises. La dette permet aux entreprises de gagner du temps. Cette problématique était justifiée jusqu'au mois de décembre. Maintenant, la crise dure et les entreprises sont à un tournant. Doivent-elles continuer à s'endetter ou arrêter de le faire ? La réponse à cette question dépend évidemment de chaque entreprise. A-t-elle les moyens de rembourser et de continuer à se développer ? Ou n'a-t-elle pas assez de capitaux propres pour le faire ?

Du point de vue de l'État, à chaque fois qu'une entreprise dépose le bilan, c'est une mauvaise nouvelle. Non seulement pour lui car certaines dettes ne lui seront pas remboursées, mais aussi pour l'ensemble de l'économie. L'État veut éviter un effet domino, une cascade de défaillances, surtout quelques mois avant le lancement de la campagne présidentielle. Mais prolonger un état de dette sur l'ensemble de l'économie, alors même qu'un certain nombre d'entreprises ne seraient pas viables, revient à creuser la tombe de secteurs entiers. Un peu ou pas mal de dettes, c'est bien. Trop de dettes, cela peut être une mauvaise solution à long terme pour le tissu productif français.

Quelles solutions pour un chef d'entreprise ?

Il faut que chaque entrepreneur se pose la question : est-ce que je vais être suffisamment profitable quand l'économie va repartir pour pouvoir remettre la tête hors de l'eau dans de bonnes conditions ? L'enjeu est de savoir si l'entreprise va pouvoir continuer à innover, à investir, etc. Et continuer de le faire seul. Chaque crise offre une occasion de restructurer le système productif. À chaque fois, il y a des concentrations : des entreprises plus solides, avec des fonds propres plus importants ou des hauts de bilans plus fournis, rachètent des entreprises viables mais en manque de capitaux propres. Plutôt que de continuer à mettre le masque à oxygène, les pouvoirs publics, le patronat et les banques devraient réfléchir aux manières de sortir de la dette. La dette, c'est bien pour une entreprise vraiment viable. Ce serait une erreur que de continuer la même politique jusqu'en 2022.

Il faut donc arrêter avec le « quoi qu'il en coûte » cher à Emmanuel Macron ?

Oui, mais il faut le remplacer en aidant à la restructuration des entreprises : mobilisons des capitaux propres, mobilisons l'épargne des Français sur des nouveaux instruments à mi-chemin entre actions et obligations. Il y a des réflexions à avoir dès à présent. On peut continuer selon les cas, selon les secteurs, à faire de l'aide d'urgence. Mais ce n'est pas la dette qui va résoudre les problèmes de fond d'un certain nombre d'entreprises.

Quelles solutions privilégiez-vous ?

Lançons un emprunt auprès des épargnants. Proposons-leur d'investir dans un certain nombre de fonds qui investissent dans des titres participatifs d'entreprises viables ou restructurées. Pour un chef d'entreprise, ce type d'outil est moins angoissant que de la dette à court ou moyen terme. Les réflexions à ce sujet n'évoluent pas rapidement alors que cela doit être la préoccupation numéro un des entreprises, des banques, des financiers, des investisseurs et du ministère de l'Économie. Si on ne mobilise pas l'épargne des Français, un certain nombre d'entreprises se tourneront vers des capitaux étrangers. Ce serait mieux que ce soit du capital français qui vienne au secours des entreprises françaises.

Quel montant faut-il mobiliser ?

J'estime que 40 à 50 milliards d'euros seraient nécessaires.

Les Français ont-ils les moyens de réunir de telles sommes ?

Il y a un excédent d'épargne en France. Les Français ont accumulé près de 100 milliards d'euros en 2020. Ils épargnent beaucoup en matière immobilière. Pourtant, il y a un changement démographique qui s'opère par rapport à la dernière décennie. La natalité baisse, la mortalité est en hausse et notre excédent migratoire devrait baisser car on sent bien que les frontières vont être moins ouvertes qu'elles ne l'ont été. Cela veut dire que la population française va rester pratiquement stable dans les prochaines années. Économiquement, l'immobilier ne doit donc pas être encouragé. La priorité, ce n'est pas de construire de nouvelles maisons, c'est de sauver notre appareil productif.

Cela sous-entend un sacré changement culturel...

Oui, mais il ne faut perdre de vue que l'investissement immobilier en France a été à un niveau très élevé, deux à trois fois supérieur à ce qu'ont fait nos voisins dans les dix dernières années. La priorité aujourd'hui, c'est notre secteur productif, qui est menacé.

Le plan de relance est-il adapté aux besoins
des entreprises ?

Le plan de relance de 100 milliards d'euros a été bien conçu dans la mesure où il se focalise sur l'investissement à court terme, mais en pensant à long terme. Mais ce plan de relance reste pénalisé par les effets de l'épidémie. C'est pourquoi je ne comprends pas pourquoi on ne fait pas tout pour accélérer la vaccination. La vaccination, c'est le meilleur plan de relance possible. C'est un taux de rendement fantastique !

Faut-il s'attendre à une vague de défaillances d'entreprises cette année ?

Il est normal et sain qu'on revienne en 2021 à un niveau normal de défaillances d'entreprises. Les entreprises françaises ont subi un choc. D'une manière ou d'une autre, les plus fragiles n'arriveront pas à poursuivre leur chemin. C'est mécanique.

Quand est-ce que l'économie française peut espérer un retour à la normale ?

Tout dépend du moment où le pays atteindra l'immunité collective. Tout dépend donc de la vaccination. Il y a deux mois, on pouvait penser qu'un retour à la normale pouvait être possible au début du deuxième semestre. Mais la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen prévoit pour l'Europe une immunité collective en septembre. Cela veut dire qu'une activité économique normale ne pourrait pas revenir avant le dernier trimestre de cette année. Et attention, on ne parle ici que de l'Europe, pas des autres zones du monde. Le secteur du tourisme, qui pèse tout de même 7 % du PIB en France, ne redémarrera pas cette année. Vu les spécificités de l'économie française, on ne pourra pas revenir totalement à la normale tant que les frontières ne seront pas rouvertes, c'est-à-dire tant que l'épidémie n'aura pas été enrayée au niveau mondial.

Pour donner de l'oxygène aux entreprises, l'État a emprunté 260 milliards d'euros. Est-ce supportable pour le pays ?

L'an passé, l'État a emprunté à taux négatif, cela veut dire qu'il gagne de l'argent en empruntant. C'est magnifique ! La question est de savoir si nous allons pouvoir continuer à emprunter à taux négatif. Pour l'instant, les taux d'intérêt sont à -0,3 % et, sur 2021, je pense qu'il n'y a pas de grosses incertitudes sur ce sujet. Mais il faut tout de même faire attention à deux bémols. Si la sortie de crise se fait trop attendre, cela pourrait avoir des conséquences au niveau des marchés financiers. Pour l'instant, j'ai l'impression que ceux-ci sont un peu optimistes. S'ils perçoivent que la crise est plus longue que prévu, ils pourraient avoir moins confiance dans la capacité de rebond des économies européennes.

Le deuxième bémol, c'est l'incertitude sur le prochain président de la République. Cela pourrait avoir un impact à partir du second semestre. Si la trajectoire proeuropéenne de la France est poursuivie et si nous sommes capables de ramener nos dépenses publiques à un niveau que nous pouvons financer, les marchés devraient être rassurés. Il ne faut pas oublier que notre déficit conjoncturel cache une augmentation du déficit structurel de la sphère publique - les dépenses de l'État pour la police, l'enseignement, la santé... On était avant la crise sanitaire à -2 %, nous sommes aujourd'hui entre -4 et -5 %. Est-ce que cela va être un sujet et un moment de vérité au moment de la campagne ?

Le niveau de dette n'est pas tellement important. Ce qui compte, c'est le niveau de déficit public structurel. Il faut le remettre à zéro. Cela peut être une source d'inquiétude pour les financeurs. Ceci dit, la France n'a jamais fait de défaut sur sa dette publique depuis 200 ans, c'est une dimension qu'il faut aussi garder en tête.

# Politique économique # Conjoncture # Capital