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Des start-up à la pointe du renouveau industriel Un financement compliqué par la durée et le coût des projets Des implantations entravées par le foncier et les délais Des stratégies d’industrialisation mal préparées, voire snobéesUn producteur nantais d’hydrogène vert coté en Bourse, une ferme géante d’insectes comestibles près d’Amiens, un spécialiste girondin des thérapies cellulaires, ou encore une "display valley" dédiée à l’affichage haute technologie du côté de Grenoble. À première vue, rien ne semble relier ces différentes activités. Et pourtant, derrière elles, se cachent une nouvelle vague de jeunes entreprises : les "start-up industrielles". Lhyfe, Ynsect, Treefrog Therapeutics et Aledia forment l’avant-garde de ce contingent de la French Tech, modeste par la taille (le pays compterait 1 500 à 1 700 sociétés de ce type), mais grand par les ambitions (assurer l’avenir productif et décarboné de l’économie nationale).
"Start-up industrielles" ? L’expression elle-même paraît incongrue, voire contradictoire, tant les jeunes pousses innovantes sont historiquement associées au numérique, et à tout ce qu’il implique de virtuel et d’immatériel. L’inverse, a priori, de la réalité très physique des usines. Les deux n’ont pourtant jamais été incompatibles. La formule, bien que récente, renvoie, en fait, à des pratiques courantes, mais passées sous les radars, au moment où le pays perdait ses usines, et misait davantage sur les services, eux-mêmes portés par la montée de l’informatique et du digital.
"Il y a toujours eu de l’innovation dans l’industrie, rappelle ainsi Caroline Granier, chef de projet au sein du laboratoire d’idées La Fabrique de l’industrie. Mais, depuis les années 1990, elle a été dissimulée par le concept d'"économie de la connaissance" et l’arrivée des nouvelles technologies de l’information et de la communication. C’était oublier que le numérique peut très bien être utilisé dans les usines. L’idée de start-up industrielles rend plus visible cette dynamique", explique l’économiste.
Des start-up à la pointe du renouveau industriel
Ces acteurs émergents partagent ainsi, avec leurs homologues du digital, plusieurs caractéristiques : ils sont jeunes (pas plus de 10 à 15 ans d’existence), petits (de la taille d’une TPE ou d’une PME), innovants donc… et rarement rentables. Leur principale différence réside dans la finalité de leur activité : la production de biens en masse. Ce qui les rattache de facto au secteur manufacturier. Aussi la nécessité de désigner ces jeunes pousses sous un vocable commun, pour les distinguer du reste de la French Tech, n’est-elle pas complètement le fruit du hasard ni du marketing, mais le signe d’un contexte porteur pour elles.
Ces entreprises s’inscrivent en effet dans un double mouvement : le retour en grâce symbolique du secteur secondaire, couplé à un regain de forme effectif, ces dernières années. "Depuis 2016, on observe un rebond de l’emploi industriel, après 20-25 ans de recul, souligne Caroline Granier. La pandémie de Covid-19 a aussi remis sur le devant de la scène la question de la souveraineté. Laquelle suppose d’être en capacité de créer des biens soi-même… ou, à défaut, de savoir innover, pour les créer." Preuve de cette prise de conscience, devenue priorité nationale, le ministère de l’Économie prépare une nouvelle initiative, d’ici l’été, pour faciliter et accélérer encore l’implantation des usines et l’industrialisation de technologies vertes sur le territoire.
Dans ces conditions, difficile de se passer des start-up industrielles, positionnées, à la fois, sur des secteurs stratégiques (près des deux tiers sont dans les biotech, l’électronique et robotique, l’énergie ou la santé) et sur des enjeux d’avenir, dont, précisément, la transition écologique ("greentech"), mais aussi les innovations de rupture ("deeptech"). Sans oublier que les deux tiers sont basées en régions, proportion inverse aux jeunes entreprises du numérique, concentrées en Île-de-France. Autant d’avantages susceptibles, pour les pouvoirs publics, de servir leur nouvel objectif de "réindustrialisation des territoires".
Un financement compliqué par la durée et le coût des projets
Après son "plan deeptech" de 2,5 milliards d’euros, mobilisés de 2019 à 2023, Bpifrance a ainsi dégainé, en janvier 2022, un programme de 2,3 milliards d’euros sur cinq ans, expressément dédiés aux start-up (et PME) industrielles. Au menu : prêts garantis, subventions publiques, apport de fonds propres et appui au capital-risque. Une palette conçue pour "s’assurer que ces jeunes entreprises auront une empreinte industrielle maximale en France, notamment à travers la création d’usines, explique Guillaume Mortelier, directeur exécutif de Bpifrance, en charge de l’accompagnement. Or, l’un de leurs principaux enjeux réside dans l’accès au cash."
Une problématique bien connue des start-up, mais encore plus aiguë dans le cas de leurs consœurs industrielles. En effet, celles-ci doivent, "au cours de leurs premières années, développer le produit qu’elles commercialiseront [ensuite] pour réaliser leur chiffre d’affaires", expliquent l’Inspection générale des finances (IGF) et le Conseil général de l’économie (CGE), dans un rapport de 2021. Or, cette phase préalable à la mise sur le marché est particulièrement longue dans le cas de ces pépites.
Ce rapport au temps (et donc aux coûts) fait toute leur spécificité (et leurs difficultés). Et pour cause : la vocation même de leur activité (la fabrication en série de biens) implique, une fois la phase de R & D passée, d’investir dans des moyens de production par étapes successives (prototypage, démonstrateur, première usine). Autant de paliers tous aussi risqués, et plus onéreux, les uns que les autres. Des contraintes que ne connaissent pas, par définition, leurs grands frères du numérique.
Résultat, les start-up industrielles ont peu profité de l’essor récent des levées de fonds. La faute, selon l’IGF et le CGE à une insuffisance de "capitaux patients", du fait notamment d'"un manque de culture industrielle au sein des sociétés de gestion". Quant aux banques, elles ont déserté le secteur, déplore Caroline Granier. Problème : l’argent public ne pourra, à lui seul, répondre aux besoins des jeunes pousses de l’industrie, insiste l’économiste. Et les solutions pour attirer les fonds privés restent à inventer.
Des implantations entravées par le foncier et les délais
Cet enjeu, majeur, n’est toutefois pas le seul obstacle sur la route du succès de ces start-up. À cheval entre la tech et l’industrie, elles cumulent, en fait, les défis de l’une avec les handicaps de l’autre, le tout étant exacerbé par leur statut hybride. Ainsi, comme sur le financement, les problèmes de foncier et les relations avec l’administration, déjà épineux pour implanter une usine classique, se posent avec encore plus d’acuité. Si le parcours du combattant dans les méandres de la bureaucratie française est le même, ses "conséquences sont particulièrement néfastes pour les start-up", soulignent l’IGF et le CGE. En effet, "des blocages ou des délais rallongés peuvent menacer la pérennité" même de ces sociétés sans chiffre d’affaires. Un risque de retard d’autant plus grand que ces acteurs innovants "sont souvent moins connus et crédibles auprès des administrations".
Mais les start-up peuvent aussi être mises en difficulté, en aval, par leur hypercroissance. "Nous en avions rencontré une qui, au bout de six mois, avait presque triplé son volume de production, relate Caroline Granier. Elle s’était donc retrouvée dans un local trop petit, et avait eu du mal à trouver une solution foncière adaptée."
Des stratégies d’industrialisation mal préparées, voire snobées
Mais ces entrepreneurs ne sont pas seulement victimes de leur réussite ou de l’administration. Ils le sont aussi de leurs propres limites. Impréparation, défaut de compétences, manque d’expériences… l’industrialisation est souvent un impensé de leur stratégie, relèvent plusieurs rapports. Et le délitement du tissu productif national ne les aide pas à pallier ces carences. "Avec la désindustrialisation, un chef d’entreprise n’a pas forcément, à proximité, tout l’écosystème nécessaire pour se développer, s’inspirer, nouer des partenariats, etc.", reconnaît Guillaume Mortelier.
Le passage en production n’est d’ailleurs pas toujours une fin en soi pour ces entrepreneurs. Certains préfèrent externaliser. D’autres optent pour la distribution de licences. Pour l’État, il s’agit donc, aussi, de les (r) amener le plus possible vers la troisième voie, celle de l’internalisation dans l’Hexagone. Avec un objectif ambitieux : ouvrir 100 nouveaux sites industriels par an d’ici 2025. "Il faudra surtout veiller à ne pas en fermer 200 en parallèle, tempère Caroline Granier : les pouvoirs publics doivent aussi pérenniser le tissu existant et maintenir les compétences actuelles."
L’économiste se montre d’ailleurs très prudente face à l’engouement autour de cette minorité d’entreprises (elles ne représentent qu’environ 12 % des jeunes pousses du pays). "Certaines études montrent qu’en général, un très petit nombre de start-up parviennent à survivre. Il faut donc bien les accompagner tout au long de leur développement. Et ne pas oublier non plus que d’autres acteurs, et des dispositifs locaux (comme pôles de compétitivité, accélérateurs, etc.), peuvent contribuer à la réindustrialisation du pays." Tout un écosystème qui reste encore à (re) construire et (ré) animer.