Le patronat français au révélateur du Grand débat national
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Le patronat français au révélateur du Grand débat national

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Être ou ne pas être dans le Grand débat national ? Telle est la question des chefs d’entreprise depuis le lancement, le 15 janvier, de la consultation censée dénouer la crise des Gilets jaunes. Épargné par la colère sociale, discret et parfois compréhensif envers le mouvement, le patronat a pris part à l’exercice avec prudence, sans renoncer à pousser quelques-unes de ses revendications historiques.

Si les chefs d'entreprise ont joué le jeu du Grand débat national (ici, lors d'une séance d'échanges organisée à la CCI Nantes-Saint-Nazaire), ils ont souvent renvoyé la balle dans le camp de l'État, pour déplorer le poids de la fiscalité et la lourdeur de l'administration — Photo : JDE

« À force de ne pas être autour de la table, on finit par être le menu. » C’est par cette formule culinaire que le président du Medef Sarthe Hervé Bryja invitait, fin janvier, les chefs d’entreprise à mettre la main à la pâte du Grand débat, lancé une semaine plus tôt. La petite phrase, empruntée à l’un de ses homologues, résume assez bien l’état d’esprit du patronat face à la consultation nationale, ouverte le 15 janvier pour tenter de sortir de la crise des Gilets jaunes. Valait-il mieux jouer profil bas pour éviter de rentrer dans le radar des manifestants, au moment où la question du pouvoir d’achat prenait de l’ampleur ? ou, au contraire, faire entendre sa voix pour ne pas devenir le bouc émissaire de la prochaine séquence politique ?

À quelques jours de la clôture de cet exercice démocratique original, les chefs d’entreprise semblent avoir opté pour une voie médiane : verser leurs idées au débat, à travers sessions d’échanges collectifs et collectes de doléances, tout en veillant à renvoyer la balle dans le camp des pouvoirs publics. « Le cœur du mouvement a été dirigé contre l’Etat fiscal et inégalement redistributeur et contre un homme, Emmanuel Macron », rappelle Michel Offerlé, sociologue à l’ENS, pour qui les grandes organisations patronales sont restées en retrait depuis le début de la crise, pour « ne pas attirer l’attention vers elles. Et aussi parce qu’elles sont fondamentalement anti-charges. »

« Les patrons ont pu considérer que les premières mobilisations des Gilets jaunes allaient leur permettre d’arriver à leurs fins contre les taxes imposées par le gouvernement. »

Et en effet, jusque-là épargné par la colère sociale, le patronat a régulièrement insisté sur son point commun avec les Gilets jaunes : « Les entreprises ont le même problème que les Français : le ras-le-bol fiscal », lançait Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, sur France Inter, le 14 février. Historienne à l’Université Paris 13, Danièle Fraboulet confirme : au début du mouvement, « les patrons étaient tout à fait d’accord pour refuser les taxes imposées par le gouvernement. Ils ont même pu considérer que les premières mobilisations pouvaient leur permettre d’arriver à leurs fins. Par la suite, c’est devenu plus ambigu, car le patronat français n’est pas uniforme. »

La division du patronat

La crise des Gilets jaunes l’a bien montré. En décembre, deux études (l’une d’OpinionWay, l’autre de la CPME) semblaient s’accorder pour dire qu’un tiers des patrons ne soutenaient pas le mouvement. Dans le même temps, une enquête de l’Université de Bordeaux établissait une surreprésentation, sur les ronds-points, des artisans, commerçants et chefs d’entreprise, deux fois plus nombreux que leur poids relatif dans la population active.

Divisés, les patrons ? Pour Danièle Fraboulet, ce n’est pas nouveau : « en 1936, les dirigeants des petites entreprises étaient très mécontents de la négociation des accords de Matignon par les grands patrons, qui avaient obtenu que les occupations d’usine soient déclarées illégales, en échange de concessions sur un certain nombre d’acquis sociaux. Il y a eu ensuite les discussions autour de la loi sur les 40 heures de travail : les petits y étaient hostiles, les grands ont été pragmatiques… et ont obtenu très rapidement des dérogations. »

Cette ligne de fracture continue de traverser le patronat d’aujourd’hui. Michel Offerlé note ainsi que les dirigeants vêtus de jaune sont ceux à la tête de « toutes petites entreprises qui se plaignent certes de l’Etat, mais aussi des banques et de l’inégalité fiscale qui joue en faveur des moyennes et grandes entreprises. » Des patrons hermétiques aux mesures du gouvernement « fondées sur le ruissellement éventuel de la richesse ; des mesures peu parlantes pour eux, sinon négativement, en termes d’injustice fiscale. »

L’agenda invisible des patrons

Pourtant, sur le fond, le monde patronal semble s’accorder sur l’essentiel : la baisse de la fiscalité et la rationalisation du secteur public. Pour Michel Offerlé, ces revendications sont, en réalité, les deux faces d’une même pièce : « L’agenda patronal visible est assez clair : "Fichez-nous la paix". Autrement dit, "réduisez le train de vie de l’Etat, les contraintes, les contrôles, la suspicion et la paperasserie, et donc les impôts et les charges et laissez-nous travailler". L’agenda invisible est plus complexe. Il accepte volontiers les aides et les niches fiscales. »

« La réduction des charges est une revendication constante des dirigeants d’entreprise. Elle est devenue un ciment des organisations patronales. »

Si ce n’est contradictoire, la posture est à tout le moins habituelle, pour Danièle Fraboulet. Elle prend pour exemple la loi Astier de 1919, sur la formation professionnelle des apprentis : « À l’époque, le patronat, en manque de main-d’œuvre qualifiée, n'était pas opposé à ce que l’État récupère les coûteuses écoles d’apprentissage des usines, à la condition de continuer à superviser leurs contenus pédagogiques. Pourquoi ? Parce que cela allégeait leurs charges… On en revient toujours à la même chose ! »

Le pouvoir coagulant des charges

De fait, la question des charges semble s’imposer comme la mère de toutes les revendications patronales. Elle a d’ailleurs constitué l’essentiel des contributions reçues au Journal des Entreprises, marquées par une grande créativité en la matière, entre abattement conditionné à des augmentations salariales ou baisse des cotisations autour du salaire médian.

« Cet enjeu est effectivement une constante, confirme Danièle Fraboulet. Il est apparu à l’instauration de la IIIe République, quand l’Etat, compte tenu des révolutions industrielles, a commencé à vouloir réguler l’économie et la société et qu’il lui a fallu jouer le rôle d’arbitre entre les revendications des ouvriers et les positions des patrons. » Ces derniers ont alors dû s’organiser face aux syndicats, mais « pour acter l’union patronale, il fallait trouver des points de convergence entre chefs d’entreprise, qui sont concurrents dans les affaires. L’idée de réduire les charges, qu’elles soient fiscales ou sociales, ne pouvait que les mettre d’accord. Cette revendication est donc devenue un ciment des organisations patronales. »

Un pouvoir coagulant qui pourrait bien encore être à l’œuvre en 2019. Car la doléance historique des entreprises s’est invitée sur les ronds-points, à en croire Michel Offerlé. Pour le sociologue, si les entreprises n’ont pas été une cible privilégiée des Gilets jaunes, c’est aussi grâce aux petits patrons mobilisés, qui ont « [dénoncé] la lourdeur de "leurs charges". On peut imaginer que nombre de salariés-compagnons de ces entreprises ont alors pu adhérer au discours de type : "J’aimerais bien t’augmenter, mais tu comprends, il y a les charges". » De quoi alimenter une certaine "convergence des luttes" entre salariés modestes et petits patrons, réunis, par leur gilet jaune, dans un même combat contre un adversaire commun - pour la justice fiscale et contre l’Etat.

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