Jean-Hervé Lorenzi : "La croissance française sera nulle en 2023"
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Jean-Hervé Lorenzi économiste "La croissance française sera nulle en 2023"

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Malgré la crise énergétique, les pénuries de matières premières, les difficultés de recrutement et l’inflation, l’économiste Jean-Hervé Lorenzi estime que la France échappera l’an prochain à la récession. Pour le fondateur du Cercle des économistes, la croissance devrait être nulle et l’un des grands défis de l’économie française sera de résoudre les questions d’emploi.

L’économiste Jean-Hervé Lorenzi estime que 2023 sera une année à croissance zéro en France — Photo : Glasshouse / Rencontres Économiques

Bercy table sur une croissance de 1 % du PIB en France en 2023. La Banque de France avance une fourchette entre +0,8 % et -0,5 %. D’autres organismes sont, eux, plus pessimistes encore… Selon vous, va-t-on droit vers une récession ?

Il est raisonnable de penser que la croissance française sera nulle en 2023. Mais, honnêtement, tout économiste qui donne des prévisions à plus de six mois est un escroc. Personne ne sait ce qui va se passer. Personne n’a encore une idée de l’évolution à venir des prix du pétrole et du gaz, de ce que sera la croissance chinoise, la croissance américaine… On reste sur des spéculations, qu’il faut faire mais qui n’ont aucune valeur particulière.

Le monde est aujourd’hui soumis à une convergence de chocs, sur les plans géostratégiques, du climat, de la modification des chaînes de valeur…

J’ajouterai que personne ne sait comment les gens vont se remettre au travail. Ce qui est peut-être le critère le plus important.

C’est-à-dire ?

Je parle de l’envie de travailler dans des conditions analogues à celles qui précédaient le Covid. Aujourd’hui, la réalité, c’est qu’on continue à créer beaucoup de postes de travail en France. Mais encore faut-il que les gens, notamment les jeunes, les acceptent. Ce qui suppose qu’on modifie les conditions de travail et de rémunération, et que l’environnement du marché du travail soit suffisamment attractif.

Quels sont les principaux défis pour les chefs d’entreprise ?

Ils sont doubles. D’abord, il leur faut réussir à surmonter le choc énergétique. Deuxièmement, il leur faut réussir dans un certain nombre de secteurs à modifier les conditions de travail. Donc l’organisation du travail, la rémunération, etc., pour qu’un très grand nombre d’emplois puissent être acceptés, et demandés. Et offrir des perspectives aux salariés.

"Actuellement, 100 000 emplois dans le secteur du numérique restent non satisfaits"

Ce qui a changé en France, c’est que le problème ne se situe plus au niveau de l’offre de travail, comme lors des 25 dernières années, mais de la demande. Actuellement, 100 000 emplois dans le secteur du numérique, techniciens et ingénieurs compris, restent non satisfaits. 4,5 millions de postes de travail pourraient être créés en l’espace de douze mois. À condition que ceux-ci soient suffisamment attractifs pour la demande. Notamment celle des jeunes. Comment remettre les gens dans des conditions de travail qui font que la quantité de travail et la productivité soient suffisantes ? C’est l’un des défis de l’économie française. C’est un véritable changement de paradigme et non un problème de conjoncture.

Il faudra rehausser les bas salaires ?

C’est évident. Mais cela ne suffira pas. La question est plus large. Comment les gens ont envie de travailler ? Dans quelles conditions précisément ? Nous n’en savons rien…

Ma conviction, c’est que le paradigme de l’économie française s’est modifié. Il en est de même pour l’économie européenne. Avec un besoin d’avoir de belles perspectives, encore une fois du côté de la jeunesse française notamment, un besoin d’améliorer les conditions de travail pour les gens peu qualifiés, de formation… Et dans cette affaire-là, les entreprises jouent un rôle très important.

2023 sera donc une année clé ?

Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est 2024. Probablement une année de sortie de crise. La trajectoire de l’économie française sera alors redéfinie. Or, une trajectoire, cela a vocation à durer longtemps. Alors soit l’économie française ira vers le plein-emploi, soit vers une crise sociale profonde.

Que pensez-vous du budget 2023 bâti par le gouvernement ? Et de sa position sur des sujets comme la réforme des retraites et de l’assurance chômage ?

Le gouvernement a eu raison d’opter pour un budget de soutien à l’activité, avec un minimum de 5 % de déficit, même si je pense que ce sera plus important. Cela revient à relancer le "quoi qu’il en coûte" sous une nouvelle forme. Le choix est bon. Il faut que l’année 2023 affiche soit un +0,2 % de croissance ou bien un petit 0 %, voire une légère récession, mais quoiqu’il arrive, il faut maintenir une activité suffisante. Simplement pour permettre une éventuelle reprise de croissance favorable en 2024.

"Concernant la réforme des retraites, on la prend par le mauvais bout. Il faut pousser les entreprises à maintenir en activité les 55-65 ans de façon plus importante."

Concernant la réforme des retraites, on la prend par le mauvais bout. Il faut pousser les entreprises à maintenir en activité les 55-65 ans de façon plus importante. Seuls 36 % des 60-62 ans restent en activité. Un pourcentage très faible. Il suffirait de gagner 10 à 20 points pour résoudre les problèmes de retraite. Plutôt que de rentrer dans un débat sur l’âge légal de départ, qui va mettre le pays à feu et à sang, en sachant qu’il y a déjà eu la réforme Touraine, qui prévoit des évolutions jusqu’en 2035. Et de toute façon, l’âge moyen de départ à la retraite est déjà au-dessus de 62 ans aujourd’hui… On est train d’essayer d’inventer des systèmes abracadabrantesques pour rien. Le sujet c’est l’activité, l’activité, l’activité.

Quant au problème de l’assurance-chômage, l’enjeu est que les 4,5 millions d’emplois qui devraient être proposés dans l’année qui vient, selon Adecco Analytics, soient satisfaits. Et pour cela, il faut essayer de rendre plus attractifs les emplois proposés. La jeunesse s’interroge beaucoup sur les conditions de travail, notamment pour les emplois non-qualifiés.

Dans cette liste de grands sujets, n’oublions pas le rôle que joueront les banques centrales, qui vont continuer à monter les taux d’intérêt tout en étant prudentes. Pour lutter contre l’inflation, mais en veillant à ce qu’on ne casse pas trop la croissance.

Dans ce contexte économique compliqué, faut-il s’attendre à une forte hausse des défaillances d’entreprises en 2024 ?

Je n’en sais rien, mais c’est la question clé. Avec le budget de soutien à l’activité du gouvernement, j’espère que non. Mais il y a un problème avec les prêts garantis par l’État, pour lesquels la hausse des prix et la hausse des taux d’intérêt jouent. Au gouvernement de réagir de façon plus forte, avec un budget plus offensif si besoin. Il ne faut pas qu’on rentre dans une vraie récession, car y rentrer c’est facile. C’est beaucoup plus difficile d’en sortir.

Pour 2023, vous ne vous attendez pas à une année noire ?

Non pas noire, disons une année à croissance zéro. C’est déjà arrivé. Pour les vraies récessions, il faut remonter à 2009, 2008 et 1993. Mais il n’y aura pas de vraie récession avec le budget qu’on a.

Au-delà de la conjoncture, certains s’attendent à une année très compliquée pour les entreprises…

Tout dépend si on n’arrive à éviter une crise sociale ou non. S’il y a des tensions sociales dans le pays, ça ne facilitera bien sûr pas la vie des entreprises…

On est dans un brouillard absolu et il faut essayer de se raccrocher aux points clés. Un pays, une économie et des entreprises, ça marche parce que les quantités de travail sont suffisantes dans des conditions de gain de productivité, dans un climat social apaisé. Voilà à quoi il faut se raccrocher. Pour le reste, on ne sait pas ce qui va se passer.

Je pense qu’il faut être intelligent et être prudent sur la réforme des retraites en n’en faisant pas un totem. L’idée qui doit prévaloir, c’est comment rendre plus attractifs les emplois proposés, pour que les Français les prennent et créent de la richesse. De quoi alimenter les impôts, et tout ça rééquilibrera les comptes.

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