Intelligence artificielle : pour Laurent Alexandre, « l’Europe est en voie de sous-développement »
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Laurent Alexandre entrepreneur Intelligence artificielle : pour Laurent Alexandre, « l’Europe est en voie de sous-développement »

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En matière d’intelligence artificielle, le vieux continent est à la traîne, s’inquiète Laurent Alexandre. Médecin de formation passé par Sciences Po, HEC et l’Ena, le fondateur de Doctissimo, aujourd’hui auteur et conférencier, est l’un des plus grands spécialistes français des nouvelles technologies et de l’IA. Il nous explique comment cette dernière va impacter la vie des PME, de la France et de l’Europe.

Pour Laurent Alexandre, les PME sont face à un choix. Soit elles se détournent de la data, soit elles se regroupent pour suivre le rythme imposé par les géants du web — Photo : Jean Chiscano

Le Journal des Entreprises : On parle de plus en plus d’intelligence artificielle (IA) avec l’arrivée annoncée des voitures autonomes, l’industrie 4.0… Mais concrètement, où en est-on ?

Laurent Alexandre : L’intelligence artificielle est d’abord un mauvais terme, inventé en 1956 par des scientifiques en quête de subventions, qui pensaient obtenir davantage de budget en utilisant l’appellation « intelligence artificielle ». Mais, au fond, l’IA est d’abord un mensonge politique, car elle n’a pas d’intelligence au sens humain du terme. Elle est capable de faire plein de choses mieux que l’homme : faire des calculs, analyser un scanner, conduire une voiture, un avion, analyser des données, reconnaître un visage... Mais elle n’est pas intelligente, car elle n’a aucune réflexion et compréhension de ce qu’elle fait.

L’intelligence artificielle, c’est finalement un ensemble de techniques capables d’imiter le cerveau avec des conséquences sociales, politiques, éducatives, très importantes. Dès qu’il y a beaucoup de data, l’intelligence artificielle est imbattable et largement supérieure à l’être humain. Quand il n’y a pas beaucoup de données, que les choses sont multidisciplinaires, l’intelligence artificielle est moins performante que le cerveau humain.

A terme, l’intelligence artificielle pourrait-elle surpasser l’homme ?

L. A. : Nous n’en savons rien. En tout cas, étant donné l’absence total de progrès depuis 1956, nous sommes relativement tranquilles pour les 20 prochaines années. Pour l’instant, il y a sur Terre deux univers très différents : le territoire de l’intelligence artificielle qui est imbattable sur la data et le domaine de l’homme.

« Avec l'intelligence artificielle, seuls resteront les métiers où l’on manipule peu de données. »

Cela veut dire que le scénario alarmiste, qui annonce que l’intelligence artificielle va supprimer beaucoup d’emplois et remplacer peu à peu l’homme, est une pure fiction ?

L. A. : L’intelligence artificielle peut et supprimera sans doute tous les emplois spécialisés qui manipulent beaucoup de data. Je pense notamment aux comptables, aux chauffeurs de voitures, de camions, aux radiologues… Tous ces métiers ont vocation à disparaître dans un horizon de 10 à 15 ans. Seuls resteront les métiers où l’on manipule peu de données.

Des pans entiers de notre économie sont donc condamnés à disparaître ?

L. A. : Pourquoi disparaître ? Le jour où les voitures se conduiront seules, l’industrie automobile ne va pas disparaître ! Le jour où votre scanner sera analysé par une IA et non par un radiologue, la radiologie et la cancérologie ne disparaîtront pas ! Ce sont surtout des mutations, dans certains domaines de l’activité humaine, auxquelles nous devons nous attendre.

Dans cette recomposition du paysage économique, quelle place peuvent avoir les PME ?

L. A. : Si les PME travaillent dans un domaine où il y a beaucoup de data, elles peuvent s’inquiéter. Ce qu’elles font aujourd’hui sera mieux fait dans l’avenir par des IA et donc par les géants du numérique.

« Si vous n’êtes pas capable de muter, la première solution est de revendre très vite. »

Le problème des PME, c’est de voir si leur business peut être concurrencé par des IA ou pas. Si vous êtes une PME qui travaille dans le domaine de la reconnaissance d’image, l’IA le fera mieux que vous ! Si vous êtes une entreprise de transport, la question de ce que vous allez faire de vos camionneurs se pose. Mais votre business ne va pas disparaître.

Cela veut dire qu’il faut repenser dès aujourd’hui son modèle économique ?

L. A. : Il faut surtout se demander si ce que l’on fait est faisable par une IA. Un consultant en stratégie, son business n’est pas faisable par une IA. Le travail d’un journaliste, sauf à reprendre du communiqué, n’est pas faisable par une IA.

Et si on est directement en concurrence avec une IA, que peut-on faire pour s’en sortir ?

L. A. : Si vous n’êtes pas capable de muter, la première solution est de revendre très vite. La seconde option, c’est de voir comment vous pouvez faire évoluer votre modèle économique pour aller vers des zones où il y a moins de données. Si on veut être moins concurrencé par les IA des géants du numérique, il vaut mieux être dans des métiers où il n’y a pas beaucoup de data. Et puis la troisième solution est d’investir, de se regrouper pour entrer sur le marché de l’IA et de fonctionner en synergie avec les géants du numérique. Mais cela nécessite beaucoup de capitaux et surtout des équipes dédiées.

Muter vers une économie de l’IA nécessite-t-il forcément des moyens importants ?

L. A. : On peut utiliser une IA, mais on ne peut pas fabriquer de l’IA sans capitaux importants. Pour produire une intelligence artificielle, il faut investir des milliards et des milliards. En théorie, on peut effectivement se dire qu’utiliser une IA est suffisant mais, en réalité, pour développer un business model à partir de l’IA, ce n’est pas si simple que cela. Il faut des cadres de niveau mondial. Une PME, même avec des gens courageux et travailleurs, ne parviendra pas à concurrencer les géants du numérique.

La problématique, c’est de savoir si la PME est capable d’attirer les bons profils, les retenir, les payer et derrière d’avoir un vrai business model. La réponse est loin d’être évidente. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, les entreprises pilotées par des dirigeants extrêmement talentueux croissent beaucoup plus vite que les PME gérées par des autodidactes.

Vous évoquez la concurrence mondiale des géants du numérique. Aujourd’hui, comment se positionne la France au niveau de l’IA ?

L. A. : En France, il existe des tas d’entreprises qui utilisent de l’IA mais nous n’avons pas de producteurs d’intelligence artificielle. Il n’y en a d’ailleurs pas plus en Europe. S’il y avait un Google ou un Facebook en France, cela se saurait… ou alors il est bien caché ! Nous avons des chercheurs, mais pas de grands acteurs ni de modèles économiques basés sur l’IA en Europe.

C’est un vrai manque ? Cela peut mettre l’économie européenne et française en péril ?

L. A. : Est-ce que le fait de ne pas avoir d’industrie chimique, électrique et automobile a gêné l’Afrique en 1900 ? La réponse est évidemment oui ! Ce qui guette l’Europe, c’est d’être en voie de sous-développement progressif.

Que faudrait-il faire pour faire émerger un acteur mondial du numérique en France, capable d’aller concurrencer les géants du web, les Gafa (Google, Amazon, Facebook et Apple) ?

L. A. : Il faudrait déjà commencer par changer nos élites politiques ! Il faudrait plus de personnes qui comprennent la science, la technologie et ses enjeux. On voit bien que la majorité de nos gouvernants sont des apparatchiks. Il n’y a pas de savants, de techniciens.

« Depuis le début du web en 1995, l’Europe n’a fait que des erreurs. (...) Elle est aujourd'hui absente de toutes les technologies du futur ! »

Le second point, c’est qu’il faudrait que la France et l’Europe aient le courage de réellement s’attaquer au problème de sous-développement en matière d’IA. Valérie Pécresse a annoncé récemment un plan de 20 millions d’euros pour que l’Île-de-France devienne leader en matière d’intelligence artificielle. 20 milliards ne suffiraient pas ! Le budget d’investissement d’Alibaba en matière d’IA est de 15 milliards de dollars (sur trois ans, NDLR). Nous sommes donc complètement à côté de la plaque. Nous avons des élites qui vivent dans une autre époque !

Que peuvent faire les politiques ?

L. A. : Rien ! Il n’y a rien à faire ! Nous avons gâché trop d’argent dans des choses inutiles. Nous n’avons pas assez investi dans la recherche. La France et l’Europe sont donc profondément affaiblies. A l’ère de la redistribution des cartes, nous sommes dans une situation grave. Cela ne veut pas dire que l’Europe est un continent perdu. La vie y reste très agréable, plus qu’en Asie, mais notre retard technologique est considérable.

Vous paraît-il possible de combler ce retard ?

L. A. : Je n’y crois pas une seconde. Depuis le début du web en 1995, l’Europe n’a fait que des erreurs. Nous n’avons pas vu arriver le téléphone portable et les réseaux sociaux. L’Europe n’a pas cru à l’Internet, aux moteurs de recherche… Il y a dix ans, l’Europe était le continent qui fabriquait le plus de téléphones portables. Quand l’Iphone 1 est arrivé, le finlandais Nokia avait encore la moitié du marché mondial. Aujourd’hui, nous n’avons plus de fabricant de portables en Europe. Nous sommes absents des app stores, des réseaux sociaux, des moteurs de recherche, des IA, du big data… Et le RGDP (Règlement général sur la protection des données, NDLR) va encore aggraver cela. L’Europe est absente de toutes les technologies du futur !

Vous évoquez le RGPD, qui a été mis en place pour protéger les données personnelles collectées par les géants du web. Mais au final, est-ce que le RGPD ne risque pas d’empêcher l’émergence d’un acteur européen du numérique à l’échelle mondiale ?

L. A. : Le RGPD donne un avantage immense aux géants américains et chinois du numérique. De récentes statistiques ont montré que les acteurs européens du numérique sont les seuls à avoir morflé avec le RGPD, alors que Google a nettement grossi depuis que ce règlement a été mis en place. Gérer cela pour Google, ce n’est pas un problème, alors que pour une PME, c’est dramatiquement lourd. Les Gafa collectent de la donnée depuis plusieurs décennies. Leur avance est considérable et avec le RGPD, nous nous sommes auto-émasculé !

On vous sent très pessimiste !

L. A. : Je suis effectivement extrêmement pessimiste au sujet de l’IA en Europe. L’avantage des Gafa est immense. 100 % des téléphones portables sur terre fonctionnent avec un système d’exploitation californien, soit Android, filiale à 100 % de Google, soit IOS, filiale à 100% d’Apple. Cette concentration du pouvoir chez les Gafa est difficile à arrêter.

Les PME françaises sont-elles donc vouées à vivre sous la coupe de ces Gafa ?

L. A. : Oui ! A l’échelle d’une PME, ce n’est pas très grave. Mais à l’échelle d’une nation, c’est plus embêtant. Il y a un vrai risque de paupérisation. Les pays qui misent sur la science et sur les technologies croissent très vite. Le Maroc était cinq fois plus riche que le Chine, il y a 38 ans. Depuis, la Chine a massivement investi dans l’informatique et les nouvelles technologies.

Quant à la France, on ne peut qu’être inquiet. Le plan Macron sur l’IA, un milliard sur cinq ans, c’est pathétique ! Il faut regarder les choses en face. Les Chinois et les Américains sont en train d’investir des centaines de milliards. Le seul MIT (Institut de technologies du Massachusetts, NDLR) a annoncé investir un milliard en 2019 sur l’IA. Et on ne parle que d’une seule université !

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