Gunter Pauli, inventeur de l'économie "bleue" : « Les chefs d'entreprise doivent assumer leurs responsabilités »
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"bleue"

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Surnommé le "Steve Jobs" du développement durable, Gunter Pauli est un homme atypique. Chef d'entreprise devenu essayiste et conférencier, ce Belge de 52 ans a théorisé le concept d'économie "bleue", qui prône un modèle économique basé sur les ressources locales et la valorisation des déchets comme source de profit. Critique à l'égard de l'économie "verte", il invite les chefs d'entreprise et les territoires à inventer de nouveaux business modèles.

— Photo : Elodie Vallerey / Le JDE

Le Journal des Entreprises : Vous avez inventé le concept d'économie "bleue". Expliquez-nous ce qu'il recoupe.

Gunter Pauli : L'économie bleue est une approche de l'économie qui donne de la valeur à tout ce qui est localement disponible. Notre modèle prône une économie intégrée, systémique, non-polluante et circulaire, inspirée de ce qui se passe dans la nature, avec pour objectif de créer de la valeur ajoutée en cascade sur un territoire. Le plus important est qu'il y ait des innovations permettant de créer de la richesse sur le territoire, afin qu'il soit résilient.

Notre volonté est de nous concentrer sur les besoins primaires (eau, nourriture, santé, hébergement, énergie), car c'est là que nous constatons qu'il est assez facile de devenir non seulement un fournisseur de services ou produits, mais aussi d'en avoir le contrôle. L'objectif de l'économie bleue est également de créer des emplois, beaucoup d'emplois.

Vous êtes critique envers le modèle de développement durable et avez justement baptisé votre modèle "économie bleue" en rupture avec l'économie "verte". Pourquoi ?

G. P. : Nous nous trouvons à une époque où la population souhaite avoir une économie durable, une consommation responsable, mais nous constatons qu'il est de plus en plus difficile d'y arriver, car les entreprises sont corsetées par leur chaine d'approvisionnement, la course au prix le plus bas, la concurrence mondiale. Le problème des produits "verts" est qu'ils sont en grande majorité des produits chers et qu'ils causent quand même des dégâts à l'environnement (alors à la tête du fabricant belge de produits d'entretien verts Ecover, Gunter Pauli s'est aperçu que son entreprise participait indirectement à la déforestation, en utilisant l'huile de palme dans ses produits, NDLR).

Si l'on ne se concentre que sur sa propre activité, on ne remarque pas qu'elle peut avoir des impacts néfastes sur d'autres. En tant que chef d'entreprise, vous pouvez vous dire que ce n'est pas de votre responsabilité, comme Nestlé qui m'a dit : « je suis producteur de café, je ne suis pas responsable de ce que devient le marc de café donc je le brûle pour ne pas avoir à le gérer. »

En quoi ce que vous prônez diffère de la décroissance ?

G. P. : Je ne propose pas du tout la décroissance, mais qu'on fasse beaucoup plus avec ce qu'on a déjà de disponible. Ce dont on a du mal à se rendre compte encore aujourd'hui, c'est qu'à partir d'un seul produit, on peut créer un portefeuille d'opportunités. Avec un grain de café, je fais une tasse de café, je fais des barres de café solide, et avec les déchets - le marc de café - je fabrique des cosmétiques et je fais pousser des champignons.

« Il faut dépasser le modèle économique classique : "un produit, un usage, un prix bas". »

Il y a deux conditions pour que cela marche : avoir un service de R&D pour faire de l'innovation, et avoir une vue claire sur le portefeuille d'opportunités à créer. L'idée n'est pas, par exemple, de remplacer l'huile de palme nécessaire à la fabrication de votre produit par de l'huile de tournesol, mais de changer le modèle économique, pour avoir le choix entre les opportunités qui se présentent.

Le défi, c'est que si vous voulez être concurrentiel sur le marché, avec des produits qui ne seront pas les moins chers, vous devez alors changer les règles du jeu, les modèles d'affaires, et avoir des capacités d'autofinancement (cash flows) multiples. Car c'est le principal problème de l'économie "classique" : un produit, un seul usage et un prix toujours plus bas. Nous tâchons aujourd'hui de trouver des innovations à la fois techniques et dans les modèles économiques, pour rompre avec ce statu quo et multiplier les usages.

Comment travaillez-vous concrètement pour mettre en oeuvre vos concepts ?

G. P. : Il y a une équipe de 3 000 chercheurs qui travaille avec moi, car la validation scientifique est l'un des éléments les plus importants dans chaque projet. La fondation que j'ai créée, Zeri (pour Zero Emission Research and Initiatives, NDLR), a pour objectif de mettre en place des projets pionniers, démontrant qu’un tel modèle de production et de consommation est techniquement possible et économiquement viable.

Car le deuxième élément crucial dans mon modèle économique, c'est la validation par le marché, une fois que le produit est lancé dans un pays. C'est pourquoi il faut toujours partir avec l'établissement d'un portefeuille d'opportunités, en faisant l'inventaire de tout ce qui est localement disponible. Cette nécessité vaut pour un jeune entrepreneur sans expérience, pour une PME, comme pour les grandes entreprises.

Quels sont aujourd'hui les freins à la mise en oeuvre du modèle économique que vous préconisez ?

G. P. : En Europe notamment, les principaux freins à l'innovation sont avant tout législatifs et réglementaires. Nous avons mis cinq ans à voir notre produit désherbant naturel à base de chardon homologué en Belgique, et cette homologation ne vaut que pour une seule culture, celle des pommes de terre...

« D'autres modèles économiques sont possibles, mais trop peu de monde le sait ! Il est important que les entrepreneurs qui y croient agissent ensemble. »

Mais encore plus que les freins réglementaires, le principal problème aujourd'hui est l'ignorance des gens. D'autres modèles économiques et d'autres façons de consommer sont possibles mais trop peu de monde le sait ! Il est important que les entrepreneurs qui y croient se réunissent, réfléchissent et agissent ensemble... en d'autres mots assument leurs responsabilités.

Vous soutenez justement l'association Ruptur, lancée en février 2018 par des chefs d'entreprise de Vendée et de Loire-Atlantique pour mettre en application vos théories. C'est ce type d'initiative que vous préconisez ?

G. P. : Il est indispensable qu'il y ait des entrepreneurs qui se rassemblent et qui rassurent sur le fait que c'est concret. C'est grâce à leurs initiatives que l'on va pouvoir prouver aux politiques locaux que cela marche, qui, eux, vont pouvoir ensuite en parler aux politiques au niveau national et faire infuser les idées.

L'association Ruptur a su réunir tout le monde autour de la table - chefs d'entreprise, collectivités, réseaux économiques, chercheurs. C'est comme cela que ça peut fonctionner. Il y a deux forces : les petites entreprises et les territoires. Une PME a toute la flexibilité de naviguer, de tester, à la condition qu'elle ait plusieurs cash-flows, pour que le risque soit couvert. L'autre force, c'est le territoire. C'est tout le rôle des entrepreneurs locaux : qu'ils soient capables d'identifier des opportunités dans leur entourage, sur leur territoire, pour se diversifier et que la richesse soit générée et conservée au niveau local.

C'est ce que vous avez essayé de faire en Bretagne avec la CCI de Quimper-Cornouaille à partir de 2014, mais, depuis, les relations se sont distendues et la CCI n'a pas renouvelé la convention qui la liait à votre fondation Zeri. Que s'est-il passé ?

G. P. : À Quimper la CCI a eu un rôle très important, elle a été moteur. Une soixantaine de projets a émergé mais nous avons constaté qu'il n'y avait pas d'entrepreneurs pour prendre le relais et les concrétiser. C'est pour cela que j'insiste sur le fait que le réseau local est primordial dans une démarche d'économie "bleue". Le territoire ne peut pas faire grand chose sans un relais des entrepreneurs, et réciproquement.


Gunter Pauli en six dates

1956 : naissance à Anvers (Belgique)
1982 : MBA obtenu à l’INSEAD
1991-1993 : président du fabricant de détergents belge Ecover
Depuis 2010 : directeur de la R&D de Blue Economy Holdings au Japon
Depuis 2013 : président du conseil d'administration de l’industriel italien Novamont
2017 : sortie de son livre L’Economie bleue 3.0

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