Dirigeant d’entreprise, et si vous deveniez juge au tribunal de commerce ?
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Dirigeant d’entreprise, et si vous deveniez juge au tribunal de commerce ?

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Chaque début d’année, les tribunaux de commerce ouvrent la saison par une audience solennelle, où les nouveaux juges prennent leurs fonctions. Des juges côté cour, des chefs d’entreprise ou cadres dirigeants côté jardin. En France, plus de 3 000 hommes et femmes ont choisi d’endosser la robe de la justice. Voici à quoi ressemblent leurs missions.

Georges Richelme est le président de la Conférence générale des juges consulaires de France, qui représente les juges des tribunaux de commerce. Ils sont 3 000 hommes et femmes, chefs d'entreprise ou cadres dirigeants, en activité ou à la retraite, à assurer cette fonction dans l'Hexagone — Photo : DR

Ils sont bénévoles et peu d’entre eux possèdent un diplôme de droit. Et pour cause… Les juges des tribunaux de commerce portent la robe de la justice une partie de leur temps seulement. Dans la vie de tous les jours, ils arborent un autre costume : celui de dirigeant d’entreprise.

Un engagement citoyen, une responsabilité considérable

Pourtant, ces magistrats à part entière assument des responsabilités souvent considérables. Qu’il s’agisse de trancher un litige ou de décider de placer une entreprise en redressement ou en liquidation judiciaire. L’affaire, ô combien médiatique, Tapie versus Crédit Lyonnais, un différend pesant plusieurs centaines de millions d’euros, a, par exemple, atterri plusieurs fois devant le tribunal de commerce.

Patrons de grands groupes ou de PME, banquiers, experts-comptables, boulangers… : plus de 3 000 chefs d’entreprise et cadres dirigeants, en activité ou à la retraite, ont choisi d’endosser la robe de juge, à la barre de l’un des 134 tribunaux de l’Hexagone.

« C’est un engagement citoyen. Voilà la principale motivation », assure Georges Richelme, président de la Conférence générale des juges consulaires de France, l’association qui représente la fonction. Une envie de rendre service, pour résoudre des affaires compliquées et parfois dramatiques. « Je me souviens d’un groupe de 1 500 salariés en très grande difficulté, qui a pu être cédé et s’en sortir. Aujourd’hui, il tourne bien. On en tire une immense satisfaction », témoigne l’ex-président du tribunal de commerce de Lyon, en poste de 2016 à 2019, Michel Thomas.

Une fonction qui requiert temps et organisation

« Comptez en moyenne une journée et demie de travail par semaine, avec l’étude des dossiers, les audiences et la rédaction de jugements, chiffre Michel Thomas. Sans parler de la formation obligatoire, initiale et continue. » La formation initiale s’étale sur 8 séminaires lors du premier mandat - celui-ci dure 2 ans, contre 4 ans pour les suivants - des séminaires animés par l’École nationale de la magistrature et la Conférence générale des juges consulaires.

« Pour un chef d’entreprise en activité, cela requiert une bonne organisation », concède le juge girondin Patrick Ruault. Ancien directeur régional d’un distributeur de matériaux, il a, lui, attendu la retraite pour disposer du temps nécessaire. Siéger au tribunal lui permet de garder un pied dans le monde économique, comme nombre de ses confrères. « À Bordeaux, on trouve 60 % de dirigeants à la retraite, pour 40 % en activité », évalue-t-il.

À l’échelle nationale, les ex-patrons sont également légion. À l’inverse, la part des chefs d’entreprise de 30 à 45 ans reste encore limitée, tout comme celle des femmes.

• Gare aux conflits d’intérêts

Si l’on sert la justice pour rendre service à ses pairs, c’est aussi parce qu’il est interdit de faire du business en utilisant sa fonction. Un code de déontologie encadre la pratique. Lorsqu’il a rédigé celui du tribunal de commerce de Nantes, Guy Lézier a « presque recopié celui des magistrats professionnels ». Y figure l’obligation de garder le secret absolu des délibérations. Impossible d’évoquer une affaire, pas même auprès d’un conjoint.

Y est également inscrite l’interdiction de juger le dossier d’un membre de sa famille, bien sûr, d’un partenaire, d’un concurrent, d’un fournisseur, etc., afin d’éviter les conflits d’intérêts.

• Une expérience précieuse pour sa propre entreprise

Pas de profit financier, ni même de remerciements à attendre. Mais une sacrée expérience acquise en matière de droit et de bonne gestion. « On devient un meilleur chef d’entreprise en exerçant la fonction de juge, assure Michel Thomas, car vous découvrez une grande diversité de litiges et de difficultés possibles. Il n’y a pas deux affaires identiques. »

« On devient un meilleur chef d’entreprise en exerçant la fonction de juge. »

Un magistrat aguerri détectera sans doute mieux les risques qui menacent sa propre entreprise. « Dans les six mois qui suivent leur prise de fonction, un grand nombre de juges réécrivent les conditions générales de vente appliquées dans leur entreprise, constate cet ancien patron d’une société du BTP. Beaucoup s’aperçoivent aussi qu’il faut les indiquer au dos des devis, et pas seulement les annexer aux factures, sinon elles ne seront pas opposables. »

Du contentieux au dépôt de bilan, un large éventail de dossiers

L’expérience s’avère d’autant plus bénéfique que les tribunaux invitent les juges à toucher un peu à tout. Le parcours du patron fraîchement élu comporte des « figures imposées ». Celui-ci va d’abord se plonger dans « le contentieux général », en commençant par des cas simples : factures impayées, problèmes de caution, livraisons non-conformes…
Libre ensuite à chacun de se spécialiser (en droit des sociétés, de la concurrence…) ou de s’intéresser aux procédures collectives : sauvegardes, redressements et liquidations judiciaires.

Pour ces dernières, un minimum de bouteille est généralement exigé. « Sachant que ces audiences se tiennent à huis clos, il faut déjà avoir prouvé qu’on ne trahit pas le secret », explique Guy Lézier, juge consulaire et président du bailleur social LB Habitat.

Le néophyte doit aussi avoir « prouvé son engagement dans la durée ». En particulier s’il souhaite devenir juge-commissaire, ce magistrat référent sur un dossier de dépôt de bilan chargé, entre autres, de faire le lien entre dirigeant, administrateur judiciaire et créanciers. « Une procédure de redressement dure rarement moins de 2 ans et peut courir sur 10 ans en incluant le plan de continuation », avertit Guy Lézier. Pas d’obligation toutefois de traiter les faillites. « Certains juges ne quittent jamais le contentieux », observe Michel Thomas.

Des qualités humaines indispensables

Pour réussir, des qualités humaines s’imposent dans tous les cas. Disposer d’une réelle empathie aide à amorcer le dialogue avec ses pairs, afin de comprendre comment leur société a été amenée à rencontrer des difficultés. Face à des dirigeants parfois empêtrés dans une situation explosive… « Il nous arrive de voir des gens qui craquent et menacent de se suicider », confie même Guy Lézier.

« Vous apprenez aussi à écouter toutes les parties et à respecter les points de vue contradictoires », ajoute Georges Richelme, ancien président du tribunal de commerce de Marseille et ex-directeur juridique d’Eurocopter. « Cette attitude tranche avec celle que l’on peut avoir en entreprise. Par exemple, si la livraison d’un fournisseur n’arrive pas, on ne va pas forcément imaginer que le problème vienne de soi. D’ordinaire, on campe plutôt sur ses positions, en se disant que l’autre est en tort », détaille-t-il. Être au juge, « ça vous donne un autre regard ».


► En Alsace et Moselle, le tribunal de commerce n’existe pas

Spécificité du droit local, héritée de l’ancienne législation allemande, il n’existe officiellement aucun « tribunal de commerce » en Alsace et en Moselle. Contentieux et dépôts de bilan sont traités par « les chambres commerciales » des tribunaux judiciaires.

Leur fonctionnement ? Concrètement, un juge professionnel préside les audiences, entouré de deux juges consulaires bénévoles, et par ailleurs chefs d’entreprise ou cadres dirigeants dans la vie quotidienne, qui apportent notamment leur expérience de terrain. Les décisions sont prises à la majorité. Autre différence, les étapes de la procédure exigent davantage le recours aux avocats et aux documents écrits.

Pour le reste, la justice commerciale s’avère assez similaire à celle pratiquée outre-Vosges, qu’il s’agisse notamment des conditions d’éligibilité des juges et du type d’affaires traitées.

À noter aussi qu’il existe d’autres exceptions, là aussi avec des tribunaux de commerce mixtes (collaboration de magistrats professionnels et de magistrats consulaires) situés outre-mer, dont le fonctionnement, hérité du système colonial, est analogue à celui des juridictions d’Alsace et de Moselle.

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