Denis Terrien (IFA) : « Pour être durable, l'entreprise doit tenir compte de son impact sociétal et environnemental »
Interview # Gestion

Denis Terrien président de l'Institut français des administrateurs Denis Terrien (IFA) : « Pour être durable, l'entreprise doit tenir compte de son impact sociétal et environnemental »

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L’heure des profits à tout crin est révolue. Face à la pression des jeunes générations, des actionnaires et des consommateurs, l’entrepreneur n’a plus le choix : dans le pilotage de son entreprise, il se doit d'intégrer les conséquences sociales et écologiques générées par son activité économique, assure Denis Terrien, dirigeant des Petits Chaperons Rouges et de Vivarte, également président de l'Institut français des administrateurs (IFA).

Il reste beaucoup à faire pour améliorer la gouvernance des PME et des ETI françaises, estime Denis Terrien. Surtout que la mise en place d’un conseil d’administration et le recours à des administrateurs extérieurs sont des facteurs de compétitivité, selon lui — Photo : DR

Le Journal des Entreprises : Bruno Le Maire se félicitait récemment du progrès fait par les entreprises françaises en matière de gouvernance. Les PME et les ETI sont-elles concernées par ces progrès ?

Denis Terrien : Il est vrai que le sujet de la gouvernance a été plus discuté et mis en place dans les grandes entreprises ces dix dernières années. Dans ces sociétés, la gouvernance s’est bien améliorée et, quand des cas de mauvaise gestion sont avérés, ils sont la plupart du temps liés à un problème de gouvernance. Une bonne gouvernance aide à améliorer la compétitivité des entreprises. Malgré cela, l’apport d’une bonne gouvernance est moins compris par certains dirigeants des ETI et des PME.

Quels sont les freins dans les PME ?

D. T. : Généralement, le dirigeant de PME détient, parfois avec sa famille, le capital de l’entreprise qu’il dirige. Il peut percevoir la mise en place d’un conseil d’administration ou l’arrivée d’administrateurs extérieurs comme une intrusion dans « son » entreprise. Et il pense que cette intrusion ne va pas l’aider, voire, parfois, le bloquer.

Comment améliorer la gouvernance des PME et ETI

Qu’ont à gagner les PME et les ETI à mettre en place des règles définissant la manière dont elles sont gérées et contrôlées ?

D. T. : Certains dirigeants ont peur de se doter d’un conseil d’administration, parce qu’ils craignent que ce conseil aille décider à leur place. Mais la décision appartient toujours au directeur général. C’est toujours lui qui porte la société. La différence, c’est qu’il le fait dans un cadre qui est défini par le conseil d’administration.

« Dans un conseil d'administration, il faut mettre les sujets tabous sur la table et oser en parler. »

Les entreprises familiales qui osent s’ouvrir à des administrateurs extérieurs en retirent généralement un bénéfice. Ces administrateurs aident le DG ou le PDG. La plupart des dirigeants se sentent très seuls. Il est bon d’avoir une personne avec qui on peut échanger des idées, se faire challenger, même si, in fine, il appartient toujours au dirigeant de décider.

Qu’est-ce qu’une bonne gouvernance d’entreprise ?

D. T. : Une bonne gouvernance est un ensemble de règles de suivi de l’entreprise qui aide à une meilleure compétitivité. Il s’agit d’accompagner l’entreprise dans quatre grands domaines : la définition de la stratégie, la nomination des mandataires sociaux et du directeur général, le contrôle des risques, comme la cybersécurité, et enfin, l’information sur l’entreprise.

Comment améliorer la gouvernance dans les PME et ETI ?

D. T. : L’Institut Français des Administrateurs (IFA), c’est la maison des administrateurs, une association qui réunit 3 700 membres. Le rôle de l’IFA est de réfléchir à toutes les formes de gouvernance. Nous allons ainsi lancer deux groupes de réflexion, l’un sur la gouvernance des ETI familiales, l’autre sur celle des start-up. Nous voulons aussi aujourd’hui rayonner davantage dans les régions et venons pour cela de nommer deux nouveaux administrateurs : Bruno Hug de Larauze, PDG du Groupe Idea à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), et l’industriel nordiste Frédéric Motte.

Est-ce que certaines recettes mises en place dans les grandes entreprises peuvent être dupliquées dans les PME ?

D. T. : Il y a effectivement des pratiques qui sont appropriées pour les ETI et les PME. Il est ainsi conseillé d’avoir deux administrateurs indépendants au conseil d’administration. Ces personnes qui sont libres oseront plus facilement dire les choses au DG ou au PDG qu’un membre de la famille.

Deuxièmement, dans un conseil, il faut avoir des discussions ouvertes sur la stratégie, les risques de la société, les plans de succession… Ces sujets sont parfois tabous, mais il faut les mettre sur la table et oser en parler. Beaucoup de sociétés familiales peuvent ainsi être perturbées par des questions de succession. Si les discussions franches ont lieu de manière anticipée, on parvient à désamorcer la plupart des problèmes.

Les avancées de la loi Pacte

Plusieurs articles de la loi Pacte concernent la gouvernance. Qu’apporte cette loi sur ce sujet pour les PME ?

D. T. : Je suis un défenseur de tous les éléments qui ont été mis dans la loi Pacte. Et c’est difficile d’en choisir un plutôt qu’un autre. Cette loi pose tout de même le sujet des externalités. Ce n’est pas une obligation, mais on peut aujourd’hui mentionner dans ses statuts que l’entreprise peut prendre en compte l’environnement et le social. C’est une énorme avancée.

Dans une grande entreprise, on a souvent des grands plans, de RSE par exemple, mais qui sont assez éloignés du terrain. Dans une PME ou une ETI, on a beaucoup plus d’emprise sur son territoire et on est beaucoup plus impliqué dans le sociétal et l’environnemental de son territoire.

« Aujourd’hui, une entreprise ne peut pas recruter, si elle ne pense qu’à apporter un retour aux actionnaires. »

Raison d’être et société à mission : est-ce que les entreprises s’approprient déjà ces nouveaux concepts portés par la loi Pacte ?

D. T. : Je rappelle que toutes les entreprises peuvent avoir une raison d’être, mais toutes les entreprises ne peuvent pas être facilement des sociétés à mission, c’est-à-dire des entreprises qui poursuivent des objectifs sociaux et environnementaux conformes à leur raison d’être. Il y aura très peu de sociétés à mission. En revanche, se poser la question du "Pourquoi j’existe ?" est fondamental. Cette raison d’être est liée à une réflexion qui doit se dérouler au sein du conseil d’administration.

Les entreprises françaises ont-elles déjà eu cette réflexion ?

D. T. : On est tellement pris dans l’action que beaucoup d’entreprises fonctionnent et se développent au fur et à mesure des opportunités. Mais, si on ne se pose pas ces questions, le risque est de ne pas appréhender les évolutions du marché. Beaucoup de sociétés limitent leur croissance pour cette raison.

L'émergence d'un nouveau modèle de gouvernance

Vous dîtes que la gouvernance des entreprises n’est pas la même en fonction des pays. Pourquoi ?

D. T. : La gouvernance trouve ses racines dans l’histoire, dans une culture, un modèle de société, une conception philosophique et morale. Par exemple, aux États-Unis, la mentalité est beaucoup plus individualiste et donc la gouvernance américaine est individualiste. C’est lié à l’histoire de ce pays, à celle des pionniers. Les Américains, venant de culture et de pays différents, ont aussi judiciarisé leurs relations. Enfin, toutes les actions de leurs entreprises sont faites pour les actionnaires, aux dépens des autres parties constitutives de l’entreprise. Ce modèle a l’avantage d’une focalisation forte sur des actions délivrant des résultats rapides. Mais il conduit aussi à la financiarisation de l’économie, à une poussée de la rentabilité à court terme, au détriment de la gestion d’une entreprise à moyen et long terme.

En quoi le modèle européen est-il différent ?

D. T. : Nous ne sommes pas aussi individualistes. Du fait des guerres et des paix qui ont jalonné notre histoire, de la présence de différentes langues et cultures, en Europe, nous n'existons que parce que l’autre existe. C’est une spécificité européenne : seul, je n’existe pas, j’existe parce qu’il y a des Anglais, des Allemands, etc. C’est cette altérité qui définit qui on est, selon la théorie développée par le philosophe Emmanuel Mounier, à l’origine du courant personnaliste.

« Les entreprises n’ont plus le choix : elles doivent prendre en compte le sociétal et l’environnemental. »

Nous n'avons pas non plus judiciarisé nos rapports. Les relations se font par des discussions, le mano a mano. Aux États-Unis, tout est fait pour l’actionnaire. Alors, c’est bien, cela génère des résultats à court terme. En Europe, on fait davantage attention à toutes les parties prenantes. Aussi bien celles qui sont constitutives de l’entreprise - les salariés et les actionnaires - que les autres, les ONG, les banquiers. C’est une dimension que l’on retrouve dans la loi Pacte et la raison d’être de l’entreprise.

Est-ce que ce modèle peut tenir la route dans une économie mondialisée ? Les entreprises qui s’inscrivent dans ce modèle ne risquent-elles pas de perdre en compétitivité face à des concurrents qui n’ont pas ces préoccupations ?

D. T. : Je vais vous dire l’inverse. Nous n’avons plus le choix. Aujourd’hui, une entreprise ne peut pas recruter, si elle ne pense qu’à apporter un retour aux actionnaires. Elle ne peut plus vendre non plus, car les consommateurs sont très soucieux des conditions de fabrication des biens qu’ils achètent. Ce basculement s’opère par les jeunes générations, qui n’acceptent plus que l’entreprise ne fasse pas attention au sociétal et à l’écologie.

Il y a cinquante ans, quand François Dalle (alors président de L’Oréal, NDLR) et Antoine Riboud (fondateur de Danone, NDLR) ont créé l’association Entreprise et Progrès, en disant qu’il n’y avait pas de développement économique sans développement social, les entreprises pouvaient encore décider si elles s’inscrivaient ou non dans ce mouvement. Aujourd’hui, elles n’ont plus le choix : les actionnaires le demandent à l’image de Larry Fink, le patron de BlackRock, le plus grand fonds américain. Les fonds d’investissement, les clients et les employés le demandent aussi.

Je ne pense pas que les entreprises seront durables, si elles ne prennent pas en compte le sociétal et l’environnemental. Il faut avoir le courage d’inscrire son entreprise dans ce mouvement, car nous avons une responsabilité vis-à-vis du monde. C’est avec ce type de responsabilité et de décision que nous allons contribuer à faire un monde meilleur.

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