Le couperet tombe dès le 30 septembre : à cette date, les propriétaires et occupants de bâtiments tertiaires de plus de 1 000 m² de surface de plancher devront avoir déclaré leurs consommations énergétiques sur la plateforme Operat. Cette obligation s’inscrit dans le dispositif Eco Énergies Tertiaire, plus connu sous son ancienne appellation de "décret tertiaire". Impulsé par Jean-Louis Borloo en 2010, le texte a connu de multiples évolutions avant son adoption définitive en 2019, dans le cadre de la loi Elan. Sa mission : réduire la facture énergétique du parc tertiaire, qui pèse 18 % de la consommation globale en France.
"Beaucoup d’immeubles de bureaux accueillent des PME occupant de petites surfaces : à ce jour, la plupart n’ont même pas connaissance de l’existence du décret tertiaire"
Les établissements assujettis ont deux possibilités pour calculer leurs objectifs d’économies. Soit atteindre des objectifs sur la base des consommations passées, avec un premier palier fixé à -40 % d'ici à 2030. Soit atteindre des objectifs en valeur absolue, selon des cibles définies dans trois arrêtés sectoriels. Deux de ces arrêtés ont été déjà publiés (pour les bureaux, bâtiments d’enseignement, commerces, hôtels, établissements culturels, gares et aéroports…), le dernier n’étant pas attendu avant ce mois de septembre. Un calendrier tardif qui explique en partie la méconnaissance du dispositif. "Beaucoup d’immeubles de bureaux accueillent des PME occupant de petites surfaces : à ce jour, la plupart n’ont même pas connaissance de l’existence du décret tertiaire, regrette Magali Saint-Donat, présidente de la commission RSE de l’Association des directeurs immobiliers (ADI). L’un des enjeux des prochaines semaines sera de mobiliser ces acteurs autour de leurs nouvelles obligations et des outils à leur disposition."
La plateforme Operat, au cœur du dispositif
En service depuis le 1er janvier 2022, la plateforme Operat est au cœur du dispositif. Les déclarants doivent y déposer les données énergétiques de leur patrimoine pour les années 2020 et 2021, ainsi que des valeurs de référence représentant douze mois consécutifs de consommation à partir de janvier 2010. Il est aussi demandé d’y renseigner les caractéristiques du bâtiment ainsi que l’activité hébergée, avec des dispenses pour les lieux de culte ou les établissements liés à la sécurité nationale. La plateforme permet enfin de calculer la valeur cible des économies d’énergie, de générer les attestations réglementaires et de réaliser les contrôles sur la bonne tenue des objectifs. Pour les bâtiments livrés depuis la fin 2018, la première année pleine d’exploitation fera office d’année de référence : crise sanitaire oblige, il faudra pour la plupart des acteurs concernés attendre la fin 2022 pour disposer de données complètes.
Les premiers retours d’expérience montrent que la prise en main d’Operat est complexe pour des acteurs non spécialistes, notamment pour la collecte des anciennes données de consommations. "L’urgence absolue pour les assujettis est de s’organiser pour réussir leur déclaration réglementaire. Cela peut passer par un recours à des compétences externes, en restant attentif aux sollicitations d’acteurs peu scrupuleux et pas toujours compétents", met en garde Magali Saint-Donat pour l’ADI.
Locataires et propriétaires soumis à déclaration
Le législateur a choisi de partager la responsabilité des déclarations entre propriétaires et occupants. Aux premiers la charge de renseigner les seules consommations des parties communes, aux seconds celles des parties privatives. Ce mécanisme est jugé contreproductif par certains acteurs. "Les preneurs à bail n’auront comme valeurs de référence que les consommations constatées après leur entrée dans les locaux, forcément postérieure à d’éventuels travaux d’amélioration de la performance énergétique. Et les propriétaires, eux, ne pourront pas valoriser les efforts déjà réalisés, ni auprès de leurs nouveaux occupants ni auprès des marchés intéressés par le verdissement des actifs immobiliers. Le dispositif risque de devenir une simple contrainte réglementaire de plus, et non pas un outil de suivi de l’amélioration de la performance", pointe Loïs Moulas, directeur général de l’Observatoire de l’immobilier durable.
Propriétaires et occupants sont également solidaires en cas de non-conformité du bâtiment : après 2030, les assujettis qui ne respecteront pas ces objectifs s’exposeront à des amendes allant jusqu’à 7 500 euros. L’État a prévu un autre moyen de pression, plus original : la publication sur un site dédié des bâtiments les moins vertueux, dans la logique du "name and shame".
"On peut obtenir des gains rapides via l’exploitation des immeubles avec peu voire pas du tout d’investissement"
À ce jour, il n’est pas prévu d’incitation particulière à réaliser des travaux d’économie d’énergie - même si un certain nombre d’immeubles tertiaires peuvent bénéficier des aides à la rénovation prévues dans le cadre du plan France Relance. "Le bail reste l’outil au cœur de la relation entre propriétaire et occupant : de ses dispositions découle la responsabilité opérationnelle pour réduire les consommations du bâtiment, rappelle Cédric Nicard, directeur du développement durable au sein du leader mondial du conseil en immobilier, CBRE. Plutôt que d’envisager le décret tertiaire comme une obligation, nous y voyons une opportunité de dialogue pour engager une stratégie commune autour de la sobriété énergétique." D’autant que toutes les actions ne sont pas nécessairement coûteuses. "Il existe trois leviers principaux pour réduire les consommations du parc tertiaire : la restructuration du bâtiment par des travaux lourds, la sensibilisation des usagers, et l’optimisation du poste exploitation-maintenance. Dans la plupart des cas, les deux derniers suffisent à tenir le premier palier de 40 % d’économies demandés par le décret tertiaire", poursuit Cédric Nicard. L’Association des directeurs immobiliers partage ce constat. "On peut obtenir des gains rapides via l’exploitation des immeubles avec peu voire pas du tout d’investissement. On peut par exemple réduire les températures de consigne qui déclenchent le chauffage et la climatisation, ou former les personnels techniques à mieux utiliser les outils de gestion technique du bâtiment", détaille Magali Saint-Donat.
Repenser l’immobilier sur le long terme
À plus long terme, la réalisation de travaux pourra s’imposer pour les bâtiments les plus énergivores. Avec des coûts et des délais de réalisation très variables selon l’état du patrimoine existant. "La question pertinente est plutôt celle du coût marginal par rapport au cycle de vie de l’immeuble : sur un horizon de 30 ans, une restructuration en profondeur de l’enveloppe et des équipements techniques peut devenir un non-sujet financier si elle est bien anticipée", analyse Cédric Nicard pour CBRE. L’un des enjeux pour les propriétaires et gestionnaires de parc serait donc de basculer sur une autre échelle de temps, quand un investissement classique en immobilier d’entreprise se pense plutôt à 5 ou 7 ans. Le contexte réglementaire pourrait les aider à se projeter sur le long terme, avec le décret tertiaire donc, mais aussi l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) qui va rendre les fonciers de plus en plus rares en zones tendues. "Chaque mètre carré déjà bâti voit sa valeur intrinsèque augmenter ! Les acteurs économiques locaux seront avantagés par leur connaissance locale des opportunités, par exemple pour transformer un bâtiment en friche en surfaces performantes et utiles pour le territoire", poursuit Cédric Nicard.
Quel impact sur le marché de l’immobilier d’entreprise ?
Le décret tertiaire aura-t-il un impact sur le marché de l’immobilier d’entreprise ? La faiblesse des sanctions financières, qui n’interviendront de toute façon pas avant 2030, rend les observateurs très prudents. "Aujourd’hui plus que jamais, le prix d’un immeuble est fonction de son emplacement : si un bâtiment est mal placé, mal relié en transport, il ne trouvera pas de locataire, quel que soit son niveau de performance", assure Magali Saint-Donat pour l’ADI. D’autres, à l’instar de Loïs Moulas, estiment qu’on "s’achemine vers un marché à deux vitesses, entre des grands groupes soumis à des objectifs RSE et outillés pour réduire leurs consommations, et des petits utilisateurs où les économies d’énergie seront fonction de l’engagement des dirigeants". Le DG de l’Observatoire de l’immobilier durable nuance toutefois ses propos : "actuellement ce sont les groupes qui utilisent les immeubles les plus énergivores, avec ascenseurs, climatisations, et services dans les parties communes, c’est donc aussi chez eux que se situe le plus grand potentiel d’économies."