Daniel Cohen : "La révolution numérique a surtout fabriqué des inégalités"
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Daniel Cohen président de l’École d’économie de Paris "La révolution numérique a surtout fabriqué des inégalités"

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Dans son dernier ouvrage, Homo numericus, l’économiste Daniel Cohen raconte comment la civilisation numérique est en train de transformer la société et de jeter les bases d’un capitalisme nouveau. Pour le meilleur mais surtout pour le pire, assure le président de l’École d’économie de Paris.

Dans son livre Homo numericus, l'économiste Daniel Cohen, récemment invité à l'International Week Nantes organisé par la CCI Nantes Saint-Nazaire, fait le récit des espoirs suscités par la révolution numérique, mais aussi de ses déceptions. — Photo : Patrick GERARD

En 2012, vous nous décriviez l’homo economicus. Cette année, votre nouveau livre parle de l’émergence de l’homo numericus. En quoi est-il différent de son prédécesseur ?

Dans Homo economicus, je décrivais la solitude de l’homme moderne quand il n’était plus pris que dans le calcul des prix et des coûts. Quand il avait perdu ce qu’il faisait au profit d’une économie de plus en plus compétitive de marché, de rivalité. Et puis la révolution numérique est arrivée et a fait naître la promesse qu’on allait apporter une solution à cette solitude nouvelle de l’homme moderne perdu dans le grand vent des marchés de la mondialisation. Le livre Homo numericus fait le récit à la fois de cette promesse et de la déception qui a suivi cette annonce d’une société où on croyait qu’on allait connaître une nouvelle intelligence collective, une nouvelle agora planétaire.

Qu’a-t-on raté ?

Sur les réseaux sociaux, la manière d’être entendu, c’est de parler plus haut que les autres et d’aller parfois à l’innommable. On est dans une culture de la mise en scène de soi qui devient abrutissante, dans un monde hobbsien où chacun est un loup pour l’autre. L’homo numericus est l’héritier de deux moments de l’histoire très différents. D’abord, la contre-culture des années 60. Pour les pionniers de la révolution numérique, il y a cette idée qu’on va penser un type de société nouvelle, horizontale, sans hiérarchie, sans principe d’autorité, contestataire, libertaire. C’est ce que l’on retrouve sur les réseaux sociaux – c’est leur phase de lumière avec des mouvements comme le printemps arabe ou MeToo, qui doivent beaucoup à cet héritage de la contre-culture des années 60. Mais l’homo numericus a un autre héritage, celui de la révolution libérale des années 80 qui a pensé que la société n’existe pas – c’est ce que disait Margaret Thatcher - et que la seule chose dont on a besoin pour faire société, c’est de donner à des individus isolés les moyens de communiquer. En réalité, quand on n’a plus de médiateur, d’institutions, de cadres à l’intérieur desquels une régulation de la parole s’organise, nous basculons dans le cri, la fureur, l’innommable. Il y avait une attente, une espérance avec la révolution numérique. Et finalement, qu’est-ce qu’on découvre ? Une mise en scène à base de compétition - du temps de parole sur les réseaux sociaux et plus généralement dans la vie économique -, qui s’est substituée au cadre de la société qu’on a voulu mettre à bas.

Comment cela se traduit-il dans le monde de l’entreprise ?

Emerge une société dans laquelle il y a de l’horizontalité. Il y a du tutoiement, mais dans des cercles sociaux très étroits où tout le monde se ressemble. Dans les entreprises, on se tutoie, on est dans un cadre social entre pairs. Même s’il y a des jeunes et des vieux, au fond, on partage un peu les mêmes valeurs, le même idéal. Tout cela crée un climat d’égalité, d’horizontalité.

"La compétition a remplacé la subordination"

Mais on se tutoie parce que les personnes qu’on vouvoyait avant ne font plus partie de l’entreprise : elles sont externalisées. Ceux qui auparavant étaient dans un rapport de subordination aux patrons, aux ingénieurs ou aux cadres, sont dans des entreprises de sous-traitants où, eux-mêmes entre eux, ils se tutoient. Le lien entre les différents étages de la société était hier l’obéissance. Aujourd’hui, un rapport de subordination existe, mais en dehors de l’entreprise, par les marchés et les appels d’offres. La compétition a remplacé la subordination. Dans les réseaux sociaux, c’est pareil, il n’y a plus de principe d’autorité. Une parole savante vaut le même prix que la parole de celui qui va parler plus fort que les autres.

Qu’est-ce que l’émergence de cette nouvelle "civilisation" change pour les entreprises ?

Pour les entreprises, le monde que je décris est un monde beaucoup plus compétitif, beaucoup plus concurrentiel. On est presque toujours le sous-traitant de quelqu’un tout en étant soi-même le donneur d’ordres de quelqu’un d’autre. Il y a une espèce de mise en compétition générale, avec au sommet de la chaîne alimentaire, les Gafa qui se soustraient à la compétition qu’ils organisent pour les autres. Vous voulez accéder à internet pour vanter vos produits ? Vous êtes obligés de payer à Google les 10 à 20 % du profit que vous escomptez faire parce que c’est la seule manière d’accéder aux recommandations et d’être en tête de gondole de Google, c’est-à-dire sur la première page de résultats. Cette firme crée une taxe sur des entreprises, une espèce d’impôt révolutionnaire : c’est quelque chose qui nous oblige à réfléchir.

Outre la position dominante des Gafa, vous pointez du doigt la destruction du lien social provoqué par la révolution numérique. Pourquoi ?

La révolution numérique, c’est l’instrument qui permet de générer des gains de productivité dans les services. Vous n’avez plus besoin d’aller voir votre banque car vous consultez vos comptes et faîtes vos virements en ligne. Le sens de l’Histoire, c’est de tout faire en ligne, de ne plus avoir besoin de rencontrer les gens. En cela, le Covid a été un accélérateur improbable de la révolution numérique.

"Le but de la révolution numérique, c’est de donner des gains de productivité à la société de services"

Le numérique est fait pour vous dispenser de vous rencontrer en présentiel, de permettre d’interagir, de consommer, de produire derrière votre écran sans avoir besoin de rencontrer les autres.

Alors évidemment, si on va trop loin dans cette réduction des rencontres interpersonnelles, un vrai risque nous attend. Les pathologies que j’évoquais à propos des réseaux sociaux pourraient se généraliser. Et nous risquons de nous retrouver dans une compétition sauvage où l’on crie pour se faire entendre au lieu de créer du lien social.

La révolution numérique, finalement, c’est l’industrialisation des services ?

Le but de la révolution numérique, c’est de donner des gains de productivité à la société de services qui, par rapport à la société industrielle, est en retard en termes d’efficacité. Depuis deux siècles, l’industrie a fait un effort de productivité ahurissant. On fabrique des biens industriels dix fois plus vite qu’au début du siècle passé. On le doit au taylorisme et à l’organisation scientifique du travail, qui ont généré, eux aussi, toutes sortes de pathologies.

Dans le domaine des services, les gains de productivité étaient jusqu’alors très faibles. C’est pour cela que la tertiarisation d’une économie s’accompagne toujours d’un ralentissement de la croissance - la Chine est en train d’en faire l’expérience.

Avec l’intelligence artificielle, il est en train de se passer quelque chose de très profond. Prenez le recrutement – l’une des grosses difficultés du monde moderne -, l’intelligence artificielle va changer les choses. Les algorithmes vont devenir de plus en plus sophistiqués. Vous aurez une page web dans laquelle vous vous présenterez, indiquerez vos compétences, vos motivations et ce que vous voulez. Et on viendra vous chercher derrière votre écran, vous n’aurez plus besoin de bouger.

Pourquoi estimez-vous que la révolution numérique génère une "croissance appauvrissante" ?

D’un point de vue économique, la révolution numérique n’a pas pour l’instant produit ses effets. Nous n’en sommes encore qu’au début. On voit avec le télétravail la promesse de gain de productivité. Fondamentalement, la révolution numérique a surtout fabriqué des inégalités. Dans le monde industriel des années 60, quand une entreprise mettait sur le marché un produit extraordinaire, tout le monde en profitait : les salaires augmentaient du patron à la personne en charge de l’entretien. Il y a une force de traction sur l’ensemble de la société qui permet aux gains de productivité pratiquement de percoler mécaniquement. Mais, depuis les années 80, nous empêchons cette percolation puisque la personne qui est en bas de l’échelle sociale n’est plus dans l’entreprise. Elle est soumise au contraire au processus de compétition.

Pensez-vous que l’électrochoc de la guerre en Ukraine finisse par donner naissance à un homo climaticus ?

Confronté à des défis exceptionnels, que ce soit le Covid ou la guerre, on est obligé de puiser, au fond, dans nos ressources morales, psychologiques, technologiques, etc. Je pense que la guerre en Ukraine, même si elle va conduire à rouvrir les centrales à charbon, fait mettre en résonance une aspiration à la transition climatique. Je vois toutefois un risque : que le numérique offre ses propres réponses au réchauffement climatique et que cela se traduise par le télétravail. Alors qu’on voit bien que c’est tout à fait autre chose dont on voudrait parler, c’est d’une économie avec plus de proximité et de circularité.

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