C'est qui le patron ?! : « Arrêtons de croire que le consommateur cherche le prix le plus bas ! »
Interview # Commerce # Conjoncture

Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier fondateurs de la marque C’est qui le patron ?! C'est qui le patron ?! : « Arrêtons de croire que le consommateur cherche le prix le plus bas ! »

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Plus de 60 millions de litres de lait écoulés, 16 nouveaux produits livrés dans 8 000 magasins, du jus de pomme à la pizza, en mois de 24 mois… La marque « C’est qui le patron ?! » coconçoit avec les consommateurs des produits offrant de meilleurs revenus aux agriculteurs. Mais aussi de bonnes pratiques environnementales. Un succès copié par les industriels et la GMS. Entretien avec ses fondateurs, Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier.

En deux ans, 2,5 % du lait UHT commercialisé en France arbore la marque créée en 2016 par Nicolas Chabanne (en photo) et Laurent Pasquier. — Photo : lamarqueduconsommateur

Le Journal des Entreprises : Lancé fin 2016, le lait « C’est qui le patron ?! » (CQLP) rencontre un franc succès. Combien de briques de lait comptez-vous vendre cette année ?

Nicolas Chabanne : Les ventes progressent, avec 30 millions de litres à fin 2017 et plus de 60 millions prévus en 2018. On représente 2,5 % du lait UHT vendu en France. Ce qui laisse encore une sublime marge de progression ! Notre jus de pomme et les oeufs se vendent bien aussi, comme le beurre bio, alors que nous avons rajouté 15 centimes sur le prix standard, afin de régler la conversion des producteurs à l’agriculture biologique. On travaille avec toute les GMS : Système U, Carrefour, Auchan, etc.

Et pour chaque nouveau produit, c’est le consommateur qui fixe le cahier des charges, en remplissant un questionnaire…

Laurent Pasquier : Oui, j’ai inventé ce concept de questionnaire à choix multiples, qu’on élabore en lien avec les agriculteurs et les transformateurs. Les consommateurs peuvent aussi demander l’ajout de critères supplémentaires. Pour le lait, on proposait plusieurs rémunérations possibles pour l’éleveur : soit en fonction du cours mondial, soit un prix plus élevé pour qu’il ne perde pas d’argent, ou de le payer davantage encore pour qu’il puisse prendre des vacances. Côté alimentation animale, on pouvait choisir des options avec ou sans OGM, avec des fourrages français, voire locaux… L’originalité tient à ce que chaque option se traduit par un coût chiffré. Une fois le questionnaire rempli, on connaît le prix final du produit.

Vous lancez aussi le label « Produits certifiés par les consommateurs », qui référence déjà un lait à marque Monoprix et des yaourts natures Carrefour. Leurs cahiers des charges sont identiques à ceux votés pour vos produits et ensuite contrôlés par votre coopérative. Pourquoi ce choix ?

N.C. : Les consommateurs ne désirent pas recréer une grande marque, un nouveau Coca-Cola. Je pense qu’ils préfèrent favoriser un monde géré de manière plus transparente, durable et équitable. L’accord avec Monoprix, c’est 15 millions de litres de lait qui passent d’un prix d’achat de 310 à 390 € la tonne. De quoi changer la vie de beaucoup d’éleveurs… Et puis, on sent que ça bouge autour de nous. Ces derniers mois, pas moins de 50 grands acteurs, allant de Danone à Carrefour ou Auchan, nous ont contactés.

Comment fonctionne votre modèle économique ?

N.C. : « C’est qui le patron ?! » fonctionne via un système de licences accordées à des transformateurs. Pour le lait, on a signé avec la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel, dans l’Indre, qui collecte le lait issu de 300 exploitations agricoles pour notre marque.

« De nombreux consommateurs n’acceptent plus d’être les complices involontaires de la crise qui touche les producteurs. »

Ces dernières travaillent à plus de 90 % pour nous, un volume permettant d’avoir un réel impact sur leur vie. Sur chaque litre, ils touchent 39 centimes garantis, voire plus avec les primes de qualité, donc plus que le prix du marché. 770 autres familles nous livrent des volumes plus réduits, mais qui devraient augmenter avec l’essor de nos ventes. CQLP se rémunère via des commissions de 5 % sur les ventes à marque propre et de 2 % sur les produits labellisés.

Question chiffre d’affaires, combien pèse C’est qui le patron ?!

L.P. : Exactement 1,3 million d’euros en 2017. Pour 2018, on table sur 3,5 M€.

N.C : Voire même jusqu’à 4 M€, via des commissions calculées sur un total de 80 M€ de chiffre d’affaires issu des ventes sous notre marque et via le label.

Quel a été l’élément déclencheur ?

N.C. : Après le scandale de la viande de cheval retrouvée dans des lasagnes de boeuf, il y a eu une prise de conscience. On s’est dit que nos enfants allaient nous demander : « Pourquoi ne sait-on pas ce qu’on mange ? ». Mais le vrai déclencheur a été la crise du lait. De nombreux consommateurs n’acceptent plus d’être les complices involontaires de la crise qui touche les producteurs. Sachant que l’on peut changer les choses pour quelques centimes de plus la bouteille, soit 4 € par an par Français.

Le prix restera un moteur-clé de l’économie. Mais que l’on n’arrête de dire que le consommateur cherche uniquement le prix le plus bas, au détriment de l’environnement et des conditions de production. C’est juste qu’il n’a jamais eu la possibilité de bien comprendre le sens des prix… Nos gammes peuvent séduire une nouvelle famille de consommateurs.

Derrière la marque, on trouve deux sociétés - une SAS et une coopérative forte de 5 400 sociétaires. Pourquoi un double pilotage ?

N.C. : D’un côté, la SAS réalise les questionnaires et gère la partie commerciale. Mais c’est la coopérative, sous statut de SCIC, qui détient le vrai pouvoir. Elle a pour vocation d’orienter le choix des nouveaux produits, de décider de labelliser ou non une marque, de préciser les cahiers des charges, de piloter les contrôles, etc. Celle-ci est dirigée par Laurent, mais on envisage une présidence tournante, avec des consommateurs à sa tête à l’avenir.

Le consommateur est-il un garde-fou indispensable ?

N.C. : C’est le seul moyen de garantir les 39 centimes sur la facture de lait payée à l’éleveur aujourd’hui. Si de grandes coopératives et des marques s’y lancent seules, le risque, c’est que cela reste du saupoudrage : un prix rémunérateur sur une gamme qu’on met en avant, mais qui représente un petit volume. Donc avec un impact limité sur la vie des agriculteurs.

« Le modèle qui consiste à cocréer un produit et aller vérifier que l’histoire qu’on raconte est véridique, tient la route. »

Toutefois, si des éleveurs lancent leur propre marque, voire leur laiterie, et communiquent sur un prix rémunérateur, pourquoi pas ? Mais le consommateur apporte un poids supplémentaire. Pourquoi s’en priver ?

Comment expliquez-vous votre succès ?

N.C. : Le consommateur a envie de mieux connaître l’histoire des articles qu’il met dans son panier. Il a d’ailleurs la capacité de s’informer, grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Et le modèle qui consiste à cocréer un produit et aller vérifier que l’histoire qu’on raconte est véridique, tient la route. C’est l’expression d’un monde qui évolue. On le voit sur le bio, les gens recherchent cette assurance d’un produit à valeur ajoutée. Tandis que jusqu’ici, le client avait tendance à être effacé par les services marketing qui créaient les produits en son nom.

Certains critiques estiment que CQLP ne va pas assez loin, en ne s’attaquant pas au modèle agricole dans son ensemble. Un système parfois très productiviste où l’agriculteur s’endette, etc.

N.C. : Nous avons bien en tête ces problématiques : les crédits, l’endettement, l’utilisation des produits phytosanitaires…. Nous allons challenger les pratiques agricoles progressivement. Quel système j’alimente en achetant à manger ? Voilà la question qu’on pose. Mais pour l’instant, je ne peux pas dire : « On va faire ceci ou cela à l’avenir ». C’est qui le patron ?! n’a même pas deux ans d’existence ! On avance par étapes.

Pensez-vous que votre modèle va se généraliser ?

N.C. : Tout ne va pas changer. Mais cette inversion du modèle de création du produit va s’étendre, on en est sûr. Le marché va être réinvesti par le consommateur. Aujourd’hui, un label de consommateur peut se révéler 1 000 fois plus puissant et moins cher qu’une campagne de com’. Et tellement plus crédible…

L.P. : Si Candia ou Intermarché nous copient, c’est que cela fonctionne. Je pense que notre méthode va aussi se généraliser à d’autres secteurs, dans les services, le textile… Peut-être pas toute la méthode, mais a minima cette logique de transparence, qui suppose un tiers de confiance pour contrôler la fabrication des produits. Pour cela, on reste sensible à l’avis de ses pairs, donc des autres consommateurs.

Quand un grand acteur joue la transparence, le grand public a peur d’être trompé. Pour preuve, la campagne « Venez vérifier » de Fleury Michon, qui a ouvert ses usines de surimi, a fait « un bide ». Certains y ont vu une publicité, d’autres ont estimé que l’on montrait des morceaux choisis, ou encore que les consommateurs venus vérifier ne pouvaient rester objectifs… car on leur a payé un beau voyage pour suivre les pêcheurs (un voyage en Alaska, NDLR).

« Ce besoin de transparence et de coopération s’étend dans un contexte de défiance généralisée envers les institutions. »

C’est qui le patron ?! propose deux contrôles complémentaires : celui de Bureau Veritas, officiel mais confidentiel, et celui du consommateur, non-officiel mais public. Le second assure qu’il n’y a pas d’incohérence entre l’esprit du cahier des charges et son interprétation. Par exemple, si l’on vote une période de pâturage de 3 à 6 mois pour les vaches, on s’assure qu’elles sortent bien tous les jours. Ce besoin de transparence et de coopération, qu’on retrouve aujourd’hui de Wikipedia à Trip Advisor, s’étend dans un contexte de défiance généralisée envers les institutions, de l’alimentaire au « dégagisme » en politique qui a vu l’élection d’Emmanuel Macron. Cette lame de fond s’accélère. Et celui qui ne prend pas sa planche pour surfer la vague va vite perdre du terrain.

# Commerce # Distribution # Agroalimentaire # Conjoncture