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"Avec la généralisation du télétravail, les délocalisations virtuelles arrivent"
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Marcos Carias économiste à la Coface "Avec la généralisation du télétravail, les délocalisations virtuelles arrivent"

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Alors que la France tente tant bien que mal de relocaliser son industrie, des millions d’emplois d’activités de services pourraient être délocalisés dans les pays low-cost dans les prochaines années. La faute à la généralisation du télétravail qui ouvre une nouvelle concurrence aux salariés occidentaux et de nouvelles opportunités pour les entreprises.

Marcos Carias, économiste chez Coface : "En France, environ un emploi sur trois est concerné" par le risque de délocalisation virtuelle — Photo : DR

Coface vient de publier une étude qui pointe le risque de "délocalisations virtuelles". De quoi s’agit-il ?

Marcos Carias : De nombreux pays comme la France ont été touchés par le passé par des délocalisations industrielles liées à des questions de coût de travail. Avec la généralisation du télétravail, les activités de services des pays développés courent aujourd’hui le risque d’être délocalisées. Ces activités peuvent être exportées par des entreprises situées dans des pays à bas coûts ; l’entreprise occidentale peut aussi ouvrir une antenne dans un pays émergent et recruter des salariés sur place. La délocalisation virtuelle concernera une population de travailleurs qui n’a pas été très impactée par les délocalisations industrielles. Il s’agit plutôt d’emplois qualifiés, immatériels, très souvent des emplois de cadres.

Est-ce un phénomène nouveau ?

Les délocalisations virtuelles existaient déjà avant la pandémie. Celle-ci va accélérer le phénomène. Le cas le plus parlant, ce sont les call centers. En France, si vous appelez le service après-vente d’une entreprise, il n’est pas rare que la personne qui vous répond soit située à l’étranger. Il y a des exemples moins connus, comme les services de comptabilité parfois localisés en Pologne et dans les autres pays de l’Est. Il en est de même pour la gestion de paie des services RH ou les développeurs informatiques. Il s’agit de toute l’infrastructure de fonctionnement des entreprises, des métiers de back-office, avec peu de contact direct avec le consommateur, et trop complexes pour être automatisés par un robot.

En quoi la crise sanitaire change la donne ?

Le premier changement est culturel : le télétravail s’est banalisé. Avant la pandémie, on pensait que le nombre de métiers potentiellement délocalisables étaient relativement restreints. Énormément de managers et d’employés ont été positivement surpris sur le fait que beaucoup de tâches peuvent sans problème être réalisées à distance. Une étude de PWC montre que le nombre d’entreprises américaines favorables au télétravail permanent depuis l’étranger est passé de 12 % en 2019 à 36 % après le déclenchement de la pandémie.

"Environ 160 millions d’emplois sont télétravaillables dans les pays à haut niveau de revenu. En France, environ un emploi sur trois est concerné."

Ce changement culturel est encouragé par la montée en puissance des technologies numériques, de télécommunications et de téléconférences. Avec le confinement, beaucoup d’entreprises ont été obligées de fonctionner entièrement via à une infrastructure numérique. Pour cela, elles ont réalisé des investissements et vont les poursuivre : la digitalisation des entreprises est massivement soutenue par les pouvoirs publics européens dans le cadre des plans de relance.

Combien d’emplois pourraient être impactés ?

Environ 160 millions d’emplois sont télétravaillables dans les pays à haut niveau de revenu. En France, environ un emploi sur trois est concerné. Maintenant, il faut prendre les chiffres avec beaucoup de précautions. Je suis incapable de prédire le nombre d’emplois qui seront délocalisés : ce n’est pas parce qu’un emploi est télétravaillable qu’il sera délocalisé. Ce qui est certain, c’est qu’il y a pour les entreprises, un vrai potentiel d’économies : si un emploi sur quatre était virtuellement délocalisé en France, la facture nationale en termes de coût de travail descend de 7 %.

Quels métiers pourraient être les plus immédiatement concernés ?

Les métiers du front office, qui sont en contact direct avec le client, peuvent s’avérer plus difficilement délocalisables. Surtout lorsqu’un rendez-vous physique, un repas, le relationnel, etc., fait la différence pour gagner ou conserver un contrat. Par contre, pour les activités de back-office, pour les métiers analytiques, l’intérêt de l’entreprise à délocaliser est plus grand. Les métiers les plus télétravaillables sont ceux des services financiers et de l’assurance, devant ceux de l’informatique.

Les pays low-cost sont-ils organisés pour rafler ces nouveaux marchés ?

Nous estimons à 330 millions le nombre de télétravailleurs potentiels dans les économies à faibles et moyens revenus, comme l’Inde, la Chine, le Brésil, la Russie ou la Pologne. Ces pays sont déjà bien préparés. Prenez l’exemple des call centers : ce sont très souvent des entrepreneurs locaux qui rassemblent les travailleurs dans un bureau et qui vendent des prestations aux entreprises occidentales. En Inde, il existe une expression que je trouve très parlante pour définir une grosse partie de ce que le pays exporte en services : le " business process outsourcing " ou sous-traitance des processus d’entreprises. L’Inde est responsable de 56 % de ces exportations de services au niveau mondial. Il y a bien sûr d’autres pays sur ce marché, parfois avec des spécialités inattendues, comme les Philippines pour les services de graphisme.

"Y aura-t-il une réaction des pays occidentaux, avec des mesures de protectionnisme ? C’est fort probable si des délocalisations virtuelles à grande échelle étaient sources de risque politique"

Cette délocalisation virtuelle peut devenir une vraie stratégie de développement pour les pays en développement. À condition d’investir dans du capital humain, c’est-à-dire dans des écoles et des universités, et dans les technologies numériques. Il s’agit pour les économies émergentes de réussir dans les services ce que la Chine et les pays du sud-est asiatique ont réussi dans l’industrie.

Pensez-vous que ce mouvement soit inéluctable ?

L’ampleur du phénomène est difficile à déterminer. Par contre, je pense vraiment que les délocalisations virtuelles vont arriver. Après, y aura-t-il une réaction des pays occidentaux, avec des mesures de protectionnisme ? C’est fort probable si des délocalisations virtuelles à grande échelle étaient sources de risque politique. Comme avec la délocalisation classique, il peut y avoir une tentation de protection. Notamment en utilisant le levier réglementaire. Il est très probable que les différentes professions concernées par les délocalisations virtuelles, si elles s’organisent, aillent argumenter auprès des régulateurs pour que leurs métiers ne puissent être exercés que dans le pays. Prenez l’exemple de la Suisse. À cause de la loi sur le secret bancaire, les flux de données financières ne peuvent pas sortir de Suisse. Du coup, ces métiers ne sont plus délocalisables…

L’autre réponse possible de l’Occident, c’est d’aller vers davantage d’harmonisations fiscales et sociales, dans la lignée de l’impôt mondial sur les sociétés que compte mettre en place une centaine de pays…

Exact. Face à cette tendance, si on veut protéger l’emploi, il y a des solutions unilatérales et des solutions multilatérales. Quelle que soit la réponse apportée, qu’elle soit au niveau de la fiscalité ou du droit du travail, elle n’a de chances de fonctionner que si tous les pays l’adoptent en même temps. La question de la coordination est capitale. Certaines initiatives unilatérales peuvent aussi porter leurs fruits, comme celles qui vont dans le sens de l’éducation et de l’investissement dans le capital humain, afin d’apporter davantage de valeur ajoutée aux entreprises.

Quels conseils donner à un chef d’entreprise face à cette tendance naissante, à la fois source de risques et de nouvelles opportunités ?

Un employeur peut craindre l’impact d’une délocalisation virtuelle sur la culture de l’entreprise, sur le lien social et la santé psychologique des travailleurs. Mais les possibilités d’économies et d’avantages compétitifs avec les délocalisations virtuelles sont assez conséquentes. Le monde de l’entreprise est celui de la concurrence et l’essentiel, c’est toujours de survivre. Du coup, dès qu’une entreprise va y avoir recours, ses concurrents risquent de faire de même… Les délocalisations virtuelles arrivent et ce n’est pas en tentant de leur mettre des bâtons des roues qu’on stoppera la tendance. Une fois que les moyens existent, on ne peut pas s’empêcher de les utiliser. Maintenant, des discussions au niveau politique et social autour de ce sujet s’avèrent capitales pour que chacun puisse s’adapter du mieux possible.

Qu’est ce qui fait que ce mouvement prendra plus ou moins d’ampleur ?

Le degré d’ouverture culturelle au télétravail sera un facteur important, sachant qu’il diffère en fonction des pays et même au niveau de chaque entreprise. Les moyens capitalistiques déployés pour la digitalisation de l’entreprise et dans la cybersécurité vont aussi jouer. Enfin, il faudra prendre en compte l’évolution de la géopolitique mondiale. Pour que ce genre d’intégration commerciale se réalise, il faut que les pays se fassent un minimum confiance. Si la Chine a réussi cela au niveau industriel, c’est bien parce qu’elle est entrée dans l’OMC (en 2001, NDLR).

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