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Augmentation du budget de l’Armée : les industriels français sur le pied de guerre
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Augmentation du budget de l’Armée : les industriels français sur le pied de guerre

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En mettant 413 milliards d’euros dans le pot commun de la future loi de programmation militaire actuellement discutée à l’Assemblée nationale, l’État français bombe le torse pour faire entrer les industriels en "économie de guerre". Un message bien reçu par les entreprises qui espèrent remplir leurs carnets de commandes. Mais la bataille économique est loin d’être gagnée dans un secteur en pleine mutation, confronté à une concurrence décomplexée et à des besoins probablement trop onéreux.

L’usine de MBDA à Selles-Saint-Denis, dans le Loir-et-Cher — Photo : MBDA / Adrien Daste / 2016

La mobilisation générale, version XXIe siècle, sera-t-elle économique sur fond de bruit de bottes ? C’est bien parti pour. Alors que le président de la République, Emmanuel Macron, martèle depuis l’été 2022 que les industriels du secteur de la défense doivent entrer "en économie de guerre", la base industrielle et technique de défense (BITD) cherche actuellement à se mettre en ordre de bataille afin de faire face à un contexte international pour le moins instable.

La guerre en Ukraine, les désordres divers et variés dans les relations internationales et le retour inattendu du spectre d’une menace de guerre à haute intensité - voire nucléaire - ont remis en route la machine mondiale de l’armement. Les pouvoirs politiques l’avaient débranchée ces dernières années en rognant les dépenses. La revoilà ragaillardie. Du moins sur le papier.

Conséquence la plus visible, la future loi de programmation militaire (LPM), qui déterminera l’enveloppe financière et l’orientation de l’armée française de 2024 à 2030, s’apprête à battre des records. Elle pourrait en effet mobiliser au total une dotation inédite de 413 milliards d’euros (400 milliards de crédits budgétaires et 13 milliards de recettes extrabudgétaires). Le budget des armées augmentera de 3,1 milliards d’euros en 2024 puis de 3 par an de 2025 à 2027 et enfin 4,3 milliards par an à partir de 2028. Le texte, dont la discussion à l’Assemblée nationale a débuté le 22 mai, pourrait être voté avant la fin de l’été espère le gouvernement.

Accélération de la production

Cet effort des pouvoirs publics, "sans précédent" selon le ministre des Armées Sébastien Lecornu, est loin d’être anodin. L’industrie française de défense, troisième exportatrice mondiale derrière les États-Unis et la Russie, pèse très lourd dans l’Hexagone. Elle compte au moins 2 000 entreprises (4 000 selon certains experts), dominées par des mastodontes comme Thales, Naval Group, Nexter ou Airbus, une constellation de sous-traitants, et regroupe 200 000 emplois, souvent de haute technicité et non délocalisables, pour un chiffre d’affaires de 30 milliards d’euros. Elle a surtout plus d’une munition en poche puisqu’elle est en capacité de fournir l’ensemble du panel des forces existantes, qu’elles soient aéronautiques, navales, spatiales et terrestres. De quoi en faire une exception en Europe.

Jean-Marc Duquesne, délégué général du Gicat — Photo : Gicat

Un leader oui, mais aux pieds d’argile. Car s’il y a aura potentiellement plus de commandes, encore faut-il pouvoir y répondre. Ce secteur, habitué au temps long nécessaire dans la mise au point de produits sophistiqués, doit maintenant se faire violence. Sa mission ? Faire face à une certaine urgence afin de fournir, entre autres, des quantités impressionnantes de munitions à l’Ukraine tout en assurant le développement des besoins domestiques, eux aussi très importants. Une tâche difficile, reconnaissent les professionnels, mais pas impossible. "Le contexte nous impose à produire plus, plus vite et moins cher. Nexter, à Bourges, mettait 36 mois pour fabriquer son fameux canon d’artillerie Caesar. Nous en sommes à 17 mois. Nous en faisions deux par mois, on est passé à six puis ce sera huit en 2024", explique Jean-Marc Duquesne, délégué général du Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (Gicat).

L’enjeu de l’approvisionnement

La difficulté des entreprises consiste surtout à lutter pied à pied contre plusieurs "goulots d’étranglement". "Est-ce que les chaînes de production sont suffisantes pour répondre aux besoins ? En faut-il d’autres ? Que fait-on pour les matières premières comme les composants électroniques dont seuls 10 % sont fabriqués en Europe ? A-t-on suffisamment de ressources humaines ?", s’interroge le spécialiste. Selon lui, les professionnels sont en train de régler ces questions à marche forcée. Avec un mot d’ordre : s’adapter, presque coûte que coûte. L’une des solutions consiste à passer "d’une logique de flux à une logique de stock, car il faut beaucoup de pièces de rechange". L’impression 3D, qui en est à ses balbutiements, sera peut-être une solution à long terme. En attendant, "il faut se réapproprier la chaîne de valeur", ajoute-t-il.

Rien n’est simple dans ce secteur où le client est… l’État. Derrière les problématiques entrepreneuriales purement économiques et organisationnelles, se cache, en filigrane, la délicate question de la souveraineté nationale, analyse Benoît Rademacher, directeur du domaine armement et économie de défense à l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire (Irsem). "Il y a une vulnérabilité potentielle sur les approvisionnements, dit-il. Le règlement ITAR des États-Unis interdit, par exemple, d’exporter un armement que nous avons fabriqué et qui intègre certains composants électroniques achetés aux Américains. Il faut leur demander l’autorisation. La sécurisation de l’approvisionnement sur le sol européen est typiquement l’un des gros enjeux pour l’avenir."

La concurrence s’aiguise

S’émanciper de la dépendance dans certains matériels permettrait sans aucun doute de garantir le pré carré stratégique tout en favorisant les exportations des sociétés françaises. Jusque-là plutôt à l’aise sur les marchés extérieurs, elles ont cependant fort à faire et doivent désormais composer avec la concurrence de nouveaux pays, qui veulent également profiter de la course générale au réarmement. Outre les États-Unis, champions toutes catégories, la Turquie, Israël ou la Corée du Sud s’illustrent avec hardiesse. Ce dernier pays remporte d’ailleurs d'importantes parts de marché dans les nombreuses commandes lancées actuellement par la Pologne. Au grand dam des fabricants européens qui perdent du terrain.

"Notre business model est basé sur l’export. C’est la seule solution pour produire des équipements avec un nombre de séries suffisantes permettant d’avoir des prix à l’unité acceptables."

La capacité à vendre à l’étranger, quel que soit le contexte, est pourtant vitale pour la France, détaille Jean-Marc Duquesne. "Pendant le Covid-19, certains vendeurs étrangers ont réussi à voyager plus que d’autres. Notre business model est basé sur l’export. C’est la seule solution pour produire des équipements avec un nombre de séries suffisantes permettant d’avoir des prix à l’unité acceptables."

Exportations ou pas, un certain optimisme est de mise chez les professionnels. En grande partie grâce à l’annonce de l’argent sonnant et trébuchant de la future loi de programmation militaire. "Elle va donner de la visibilité aux industriels et elle les sécurise. Les perspectives sont là", pense le responsable du Gicat. "Il y a des perspectives assez importantes. Le montant de 413 milliards doit néanmoins être mis en rapport avec le coût de l’inflation, qui va le gommer un peu, nuance Benoît Rademacher. On se rend compte aussi qu’on a besoin de volumes. Or, si le coût unitaire des équipements augmente (ce qui est souvent le cas), à la fin, il y aura moins d’unités. Cela nécessitera une relation très étroite de l’État avec les industriels afin de simplifier les besoins et être plus efficaces dans l’utilisation des ressources".

Une filière très ancrée dans les territoires

L’industrie de Défense s’appuie sur son maillage régional pour anticiper la demande. C’est le cas du groupe Eurenco, fabricant de charges explosives pour l’armée, basé dans le Vaucluse. Il a récemment annoncé relocaliser en France sa production de poudre de gros calibre. L’opération, estimée à 60 millions d’euros, sera financée à hauteur de 10 millions d’euros par l’État et 50 millions par Eurenco, "dans le cadre de la montée en capacité de l’industrie de la défense française et des mesures liées à l’économie de guerre", précise le groupe.

À Saint-Chamond (Loire), NBC-Sys (80 salariés, 25 M€ de CA en 2021), filiale du groupe industriel d’armement Nexter, vient de se doter d’un deuxième site de production à Saint-Etienne.

"Produire vite, mieux et moins cher, c’est bien mais pas au détriment de la R & D qui reste essentielle."

Naval Group, qui aura en charge la conception et la réalisation du futur porte-avions à propulsion nucléaire de la Marine Nationale prévue dans la loi de programmation militaire, est de la partie. Il investira 100 millions d’euros sur son site de Nantes dans les huit prochaines années. Ce géant français de l’industrie navale de défense, qui emploie notamment 4 000 salariés dans le Var, entend par ailleurs développer ses activités dans ce département en s’implantant à La Londe-les-Maures à l’horizon 2026-2027. Son objectif, créer un centre d’excellence des drones, systèmes autonomes et armes sous-marines.

La métamorphose de l’armée

Tout ne sera pas simple. Les entreprises vont devoir composer avec l’évolution de la guerre et une planète high-tech d’humeur changeante. Des travaux pharaoniques en vue dans les labos. "Produire vite, mieux et moins cher, c’est bien, mais pas au détriment de la R & D qui reste essentielle. Il va falloir répondre aux besoins de la guerre de demain. C’est le jeu éternel entre le bouclier et le glaive, qui sont maintenant aussi bien dans le monde physique que numérique", avance Jean-Marc Duquesne.

Cette mutation tournera, bien sûr, autour de la numérisation, qui a fait une entrée massive au sein de l’armée. Les forces de défense intègrent de plus en plus l’intelligence artificielle et se préparent à l’arrivée des technologies quantiques. Le programme Scorpion, "qui permet de voir en temps réel ce qui se passe sur un champ de bataille dans une zone donnée", décrit le dirigeant du Gicat, symbolise la mise en réseau croissante des équipements militaires. "On va finir ce programme et il va falloir anticiper les menaces futures, ce qui n’empêche pas avec le conflit russo-ukrainien de redécouvrir l’importance du blindage, des équipements de protection des fantassins ou encore de la capacité à aider les militaires à endurer le stress".

Même si certains s’essaient à concocter des véhicules militaires hybrides ou travaillent sur la modélisation des entraînements, la high-tech, seule, n’est donc pas l’unique piste de développement. "Ce qui est vrai de la guerre en Ukraine ne préjuge pas des conflits auxquels la France pourrait être confrontée. On ne peut pas miser sur le tout technologique, complète Benoît Rademacher. Le panel de menaces est de plus en plus large : État contre État ou des belligérants comme Daesh qui peuvent infliger des dégâts à des soldats déployés avec seulement quelques drones".

L’emploi, l’autre nerf de la guerre

Confrontés à une transformation à très grande vitesse, les acteurs de la défense montent sur un autre front, celui de l’emploi. Leur activité est confrontée comme toutes les industries à de fortes tensions pour trouver du personnel. L’heure est aux initiatives. "Il y a des campagnes d’information. Les salaires sont très corrects, supérieurs parfois à la moyenne nationale, les postes très variés", argumente une porte-parole du Gicat. Le reclassement d’anciens militaires est de plus en plus répandu. Les profils féminins sont fortement recherchés. Des entreprises, les géantes comme les modestes, ont d’ores et déjà annoncé leur volonté d’embaucher à l’image de Thalès qui recherche 12 000 collaborateurs (dont 5 500 en France) en 2023 ou du fabricant de véhicules militaires Unac, basé à Vergèze (Gard), qui a ouvert 17 postes.

Tous ne sortiront pas forcément gagnants de cette remilitarisation générale. Cela dépendra en partie "de la priorité qui sera donnée" pensent plusieurs sources. L’augmentation de 40 % du budget de la loi de programmation militaire ne réglera en effet pas tout. Beaucoup de besoins ne seront pas satisfaits avec, entre autres, un report annoncé de livraisons des avions de transport militaire A400M, des Rafale et des frégates de défense et d’intervention.

Avec les 413 milliards d'euros prévus dans la loi de programmation militaire 2024-2030, il faudra donc rattraper le retard, moderniser la dissuasion nucléaire tout en pourvoyant aux évolutions. En particulier dans les domaines de la défense sol-air, la lutte anti-drone ou encore le cyber et le spatial. C’est énorme, trop peut-être pour une seule LPM. Des chantiers parmi d’autres qui devront, également, passer par le renforcement de la coopération politique et industrielle entre Européens afin d’affronter les nouveaux marchés et la concurrence. L’union fera-t-elle la force ?

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