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La silver economy cherche à se réinventer
Enquête Bretagne # Services # Innovation

La silver economy cherche à se réinventer

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L’économie des séniors, ou silver economy, peine à prendre son envol en Bretagne alors que la région possède une population parmi les plus âgées en France. Si quelques pépites sortent leur épingle du jeu, d’autres entreprises ont été mises à mal par le Covid et les scandales récents, mais surtout par la difficulté d’appréhender un marché très étendu et varié. Dix ans après le lancement officiel de la filière, le maintien à domicile et l’innovation ressortent comme des enjeux majeurs pour la relancer.

L’entreprise de mobilier morbihannaise Acomodo mise sur le maintien à domicile des séniors — Photo : www.emmanuelberthier.com

Lancée officiellement le 24 avril 2013 par l’État et présentée comme un futur Eldorado pour les entreprises, la filière industrielle silver economy, ou économie des séniors (55 à +85 ans), a bien du mal à concrétiser les espoirs qu’elle portait alors, y compris en Bretagne. En 2013, le ministère de l’Économie évaluait à 300 000 le nombre de créations d’emplois nettes d’ici 2020 pour la filière. Dix ans plus tard, aucun chiffre n’est disponible pour vérifier si l’objectif a été atteint, il existe en effet très peu d’études quantitatives récentes. En 2020, le chiffre d’affaires de la silver economy s’élève à 130 milliards d’euros en France selon le Credoc, mais à plus de 8 000 milliards d’euros dans le monde.

Parmi les réussites de la filière, on retrouve tout de même une entreprise bretonne. Famileo a été créé en août 2015 par Tanguy de Gélis et Armel de Lesquen à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). Le journal papier personnalisé, édité par la société Entourage (60 salariés, 10,5 M€ de CA en 2022) permet aux familles de garder des nouvelles d’un proche (souvent un grand-parent). La société compte 1,5 million d’utilisateurs actifs, qui participent à la fabrication des gazettes. Ils ont la main sur les contenus, textes et photos, et peuvent ainsi partager, via une application, toutes les informations qui leur semblent intéressantes : les premiers pas de la petite-fille, l’anniversaire du tonton… Famileo est même parti conquérir l’international : en Espagne depuis 2019, au Royaume-Uni depuis 2021 et aux États-Unis depuis 2022.

L’équipe de Famileo installée à Boston, aux États-Unis. Au centre, Armel de Lesquen, cofondateur de l’entreprise — Photo : Famileo

Public large et hétérogène

La silver economy dispose donc toujours d’un fort potentiel de croissance : en 2040, 40 % des ménages bretons seront des ménages âgés (+65 ans), selon les projections de l’Insee. Consciente que les entreprises bretonnes doivent davantage s’emparer du sujet, la CCI Bretagne a créé en mai 2022 son club d’entreprises Breizh silver Eco. "Le lancement a pris plus de temps que ce que l’on imaginait car il n’y avait pas de financements publics", souligne Philippe Martineau, vice-président du développement économique à la CCI Bretagne. Au final, trois partenaires privés ont été trouvés : le Crédit Agricole, La Poste et AG2R La Mondiale.

Le club, qui compte une cinquantaine d’adhérents et en espère rapidement 100, vise à accompagner les sociétés dans leur positionnement sur ce marché des séniors très complexe, au travers d’une veille spécifique mais aussi de présence sur les salons. Le club et certains de ses membres étaient, par exemple, présents lors de la 5e édition du Forum des seniors, organisé les 10 et 11 mars à la Glaz Arena de Cesson-Sévigné (Ille-et-Vilaine). "Selon moi, c’est une économie transversale, avec de nombreux secteurs, de la santé aux transports en passant par la sécurité et l’autonomie, poursuit Philippe Martineau. C’est également un public très large et hétérogène qui va de 55 ans à plus de 85 ans. Les besoins ne sont vraiment pas les mêmes selon les âges !" Pour Florian Legaud, animateur du club Breizh silver Eco, le principal écueil des chefs d’entreprise sur ce marché est de mal calibrer leur offre.

Preuve d’un marché en pleine relance après le Covid, 95 exposants étaient présents au forum des seniors Bretagne les 10 et 11 mars 2023 — Photo : Baptiste Coupin

Digitaliser les séniors

Le Bretillien François Herbert en sait quelque chose. Il avait fondé Funkiwi, en 2021. La société est aujourd’hui fermée. Son site en ligne proposait aux retraités des abonnements pour vivre des activités inédites, grâce à des partenariats avec des entreprises locales qui les accueillaient sur leurs heures creuses en journée (atelier de sushis, crossfit, activités nautiques ou en réalité virtuelle…). "J’ai été confronté à plusieurs difficultés. D’abord, les seniors ont besoin d’une forte lisibilité de l’offre que l’on propose. Or, avec ma solution innovante et numérique, j’ai touché au sujet de l’illectronisme… Ils ne sont pas encore tous aussi connectés qu’on le croit !, témoigne François Herbert. Ensuite, on pense que les retraités ont du temps et que l’on va pouvoir les réunir facilement sur un même créneau en journée : mais, en réalité, ils ont plein d’engagements dans des associations ou des déplacements auprès d’autres personnes âgées. De même, leur proposer un abonnement n’était pas une bonne idée non plus, parce que le sujet de l’inflation est très présent."

Pour des entreprises moins récentes, la crise du Covid a aussi mis à mal les business plans. "Certaines entreprises ont vu les portes de leurs clients, les Ehpad, se fermer du jour au lendemain le 17 mars 2020 !", souligne l’élu de la CCI.

Le secteur a également été bouleversé par les accusations de maltraitance portées contre le réseau Orpea. Cela a été une opportunité pour WeDoxa (400 K€ de CA en 2022). L’entreprise, créée par le Briochin Stéven Le Pallec à Nantes (Loire-Atlantique) en 2017 et transférée à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) en avril, réalise des enquêtes de satisfaction et collecte, modère et publie des avis internet sur les établissements accueillant des séniors. Celle-ci n’avait pas Orpea comme client et a pu donc mettre en avant son offre. "Les établissements ont besoin de régénérer de la confiance", faisait remarquer Stéven Le Pallec en mai 2022.

Ce qui n’empêche pas WeDoxa de rencontrer parfois les mêmes freins que Funkiwi sur la digitalisation des séniors : "On se heurte aux limites techniques mais aussi cognitives. Famileo a contourné le problème en digitalisant les familles et pas les séniors", analyse Stéven Le Pallec. "Lors de nos enquêtes de satisfaction auprès des résidents, ce sont souvent les soignants qui les guident pour remplir les formulaires sur tablette", note-t-il.

L’essor du maintien à domicile

L’autre enjeu de plus en plus important de la filière est le maintien à domicile. "Aujourd’hui, c’est ce que les gens veulent : rester chez eux le plus longtemps possible. Et les établissements font aussi face au manque de personnels", indique l’élu de la CCI Bretagne. Une problématique dont s’est emparée l’entreprise morbihannaise Acomodo (6 salariés, 1 M€ de CA). Pionnière de la silver economy en 2014 à Ploemeur, l’entreprise fondée par Erwan Taulois et qu’il codirige avec Françoise Roué, a vu évoluer le marché. Spécialisée dans la conception et la commercialisation de mobilier design facilitant le quotidien des seniors, elle fournit à la fois des établissements et des particuliers qui souhaitent vieillir chez eux.

Acomodo propose du mobilier adapté notamment aux personnes âgées — Photo : www.emmanuelberthier.com

Pour faire sa place sur ces deux segments, l’entreprise a dû faire preuve d’agilité et avoir une approche stratégique. Elle a ainsi noué une alliance avec l’entreprise MMO (75 salariés, 10 M€ de CA), basée en Ille-et-Vilaine. Le spécialiste du mobilier et le spécialiste du lit médicalisé ont mis en commun leurs produits et couvrent donc des besoins très larges. "L’offre que nous proposons est aujourd’hui unique en France. MMO possède une expertise et une présence forte dans les maisons de retraite et les hôpitaux. Acomodo a une approche unique du domicile et de la personnalisation, explique l’entrepreneur. C’est sur ce marché du maintien à domicile que la croissance se fera."

Erwan Taulois et Françoise Roué, codirigeants d’Acomodo — Photo : Sonia Lorec

Dans le même esprit, dans les Côtes-d’Armor, Victor Baduel (président) et Tanguy Lequiller (DG) ont créé Meilleurs Voisins, un nouveau type d’hébergement pour les séniors, en juin 2021. Ils vont investir 350 000 euros à partir de ce mois d’avril afin de réaliser des travaux de rénovation et d’adaptation du Relais de Beaucemaine (CA non communiqué), établissement hôtelier de 45 chambres situé à Ploufragan (Côtes-d’Armor). Ils souhaitent y installer leur première "auberge de seconde jeunesse". "Elles sont constituées de trois parties, expliquent les deux hommes. Une colocation entre séniors, où chacun a son logement avec kitchenette mais partage des parties communes constituées d’une cuisine, d’un salon et d’une salle à manger. Un hôtel, qui accueille des voyageurs, en leur faisant partager les lieux de restauration, bien-être, jardin ou la bibliothèque."

Bien communiquer

Ils visent le public des 70-80 ans et espèrent ouvrir 19 autres établissements sur le même modèle d’ici 2027, même si le modèle économique a eu un peu de mal à convaincre les banques. "Elles ont eu une oreille mi-attentive, mi-craintive car ce sera le premier lieu de ce type pour nous et la silver economy n’est pas le domaine qui attire le plus d’entrepreneurs", racontent Victor Baduel et Tanguy Lequiller. Leur tour de table comprend également deux business angels et un fonds breton.

À 30 ans, les deux porteurs du projet ont souhaité écouter leurs prospects. Ils ont par exemple emmené des séniors en week-end pour appréhender leurs besoins en termes d’habitat et d’activités. Et décrypter les blocages liés à certains termes par exemple. Ainsi, il vaut mieux parler de seconde jeunesse plutôt que de retraite, pour mieux vaincre les réticences au changement qui peuvent caractériser cette population. Une coquetterie qu’avait aussi identifiée François Herbert de Funkiwi dans sa communication. "Ce type de clientèle ne se voit pas comme "séniors", autrement dit comme des personnes âgées, ce qui rend compliqué le positionnement !" Pour les créateurs de Meilleurs Voisins, "c’est l’une des difficultés majeures de la silver economy : elle se fait par des gens qui sont jeunes et ne sont pas confrontés directement aux besoins."

Encore des choses à inventer

Le secteur des séniors connaît également un déficit d’innovation. "C’est un enjeu secondaire que l’on a découvert quand nous avons lancé notre boîtier qui sert d’oreille augmentée pour les soignants, explique Philippe Roguedas, directeur d’exploitation et cofondateur d’OSO AI créée à Brest en 2018. Il y a assez peu de technologies pour aider les soignants à faire leur travail." Leur boîtier placé dans une chambre permet de recueillir les sons qui sont ensuite analysés par l’intelligence artificielle développée par OSO AI. Chutes, vomissements, apnée du sommeil, appels de détresse comptent parmi les bruits que l’application peut repérer afin d’alerter le personnel en cas de besoin. "Ils n’ont alors plus besoin de faire des rondes de nuits aussi régulières qui prennent du temps sur des soins par exemple. Cela améliore leur qualité de vie au travail, qui est un sujet préoccupant", remarque Philippe Roguedas. La Bretagne a cependant selon lui un atout sur le marché : "la région est très bien identifiée comme étant innovante auprès de tous les acteurs français."

Philippe Roguedas, directeur d’exploitation (COO) et cofondateur d’OSO AI — Photo : Isabelle Jaffré

Membre depuis peu du Club Breizh silver Eco de la CCI Bretagne, OSO AI compte sur ce réseau pour développer sa visibilité. "La filière a besoin d’émulation, d’échanges entre entrepreneurs car nous rencontrons les mêmes sujets réglementaires par exemple", estime le dirigeant d’OSO AI. Le club souhaite aussi impulser une dynamique sur des secteurs encore peu investis par les entreprises bretonnes. "Nous avons un seul membre sur le secteur de la mobilité et aucun dans le tourisme", note Florian Legaud. Pour le vice-président de la CCI, il y a pourtant un marché à prendre : "Notre région attire les touristes, dont énormément de séniors. Il y a des choses à faire et à inventer pour accueillir et transporter au mieux ce public !"

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