Le rayon charcuterie entraîne Cooperl entre cartel et complot
Enquête # Agroalimentaire

Le rayon charcuterie entraîne Cooperl entre cartel et complot

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Leader français de la production porcine, Cooperl a été l’opérateur français condamné le plus lourdement, parmi douze industriels visés, par l’Autorité de la concurrence dans le cadre d’une entente sur les prix des produits de charcuterie entre 2010 et 2013. Criant à un complot piloté par son concurrent Aoste/Campofrio, la coopérative costarmoricaine menace de fermer plusieurs de ses usines dans l'Hexagone, dont celle d'Yssingeaux, en Haute-Loire.

— Photo : @DR

Un vaudeville qui pourrait tourner à la tragédie. L’affaire dite du « cartel du jambon », qui met en cause plusieurs industriels français s’étant entendus sur le prix du jambon entre 2010 et 2013, aurait pu se limiter aux codes d’une comédie légère, fertile en intrigues et en rebondissements.

Toutefois, sur fond d’accusation de barbouzerie, avec production d’un faux document, l’affaire dérive désormais sur le terrain politique et judiciaire. Visé par la plus forte amende, sur les 93 millions d’euros infligés par l’Autorité de la Concurrence, le leader français du cochon Cooperl (2,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 7 200 salariés) brandit, depuis, la menace d’une casse sociale d’ampleur.

« Je ne fais pas de chantage, a affirmé lors de son unique conférence de presse sur le sujet Emmanuel Commault, directeur général du groupe coopératif agricole et agroalimentaire dont le siège social est basé à Lamballe (Côtes-d’Armor). Il en va de notre survie. Si on nous demande de payer, on arrête tous les recrutements, tous les projets d’investissement et on s’engage dans un plan de restructuration dur. »

Des réunions à l’hôtel ou au téléphone

En juillet 2020, douze industriels de la filière porcine ont été condamnés par l’Autorité de la Concurrence pour entente sur les prix de produits de charcuterie à marque de distributeur (MDD) et premier prix. L’alliance entre concurrents concerne la période s’étirant de 2010 à 2013. Parmi eux, la majorité des grands noms du secteur : Cooperl (Brocéliande et Madrange), Fleury Michon, Les Mousquetaires (Intermarché) ou encore le groupe Campofrio (Aoste et Jean Caby)*.

« Ces pratiques sont graves. Elles ont faussé les relations commerciales. »

Selon le rapport établi par l'Autorité de la Concurrence, durant ces trois années, les membres du « cartel du jambon » se sont coordonnés lors de discussions téléphoniques privées et de réunions secrètes tenues dans des hôtels parisiens et lyonnais. Chose rare dans ce type d’affaire, l’entente était double : d’une part, les industriels se contactaient avant le début des négociations avec les abatteurs pour acheter moins cher les pièces de jambon.

Ensuite, toujours selon ce rapport, ils s’entendaient sur les prix à négocier auprès de la grande distribution pour que les barquettes de jambon, de saucisson ou de chorizo, y soient vendues plus cher. « À cette époque, la filière était une nouvelle fois fragilisée par la flambée des prix du porc, précise cet observateur, sous couvert d’anonymat. Les tensions étaient fortes entre les éleveurs qui réclamaient une meilleure rémunération, les industriels qui voulaient conserver leur rentabilité et les GMS dont on connaît la politique en matière de prix bas sur ce segment de marché. »

Un carnet de notes au centre de l’affaire

L’alliance secrète a volé en éclats lorsque deux de ses membres ont vendu la mèche, dans le but de bénéficier d’une « procédure de clémence ». En se rapprochant de l’Autorité de la concurrence, l’espagnol Campofrio (marques Aoste et Jean Caby) et la suisse Coop espéraient obtenir une exonération totale ou partielle de sanction financière. Campofrio a notamment fourni un carnet de notes, aujourd’hui contesté, dans lequel l’un de ses directeurs commerciaux y faisait des comptes rendus, détaillés, de chaque réunion secrète.

Avec une amende 35,5 millions d’euros, la coopérative bretonne a été la plus lourdement touchée par la pénalité record infligée de l’Autorité de la Concurrence, devant Les Mousquetaires (31,7 millions d’euros) et Fleury Michon (14,8 millions d’euros). Conséquence directe de leur coopération avec la justice, Campofrio et Coop n’ont été sanctionnés qu’à hauteur d’1 et 6 millions d’euros.

Une procédure d’appel et des menaces

Sans attendre, Fleury Michon, Intermarché et Cooperl ont fait appel de la décision, qui prendra au minimum deux ans, et ce malgré un réquisitoire cinglant de l’Autorité de la Concurrence. « En échangeant secrètement sur les positions à adopter avant leurs négociations, les industriels de la charcuterie ont imposé un mode d’organisation se substituant au libre jeu de la concurrence, ont déclaré les deux rapporteurs, Laure Gauthier et Philippe Couton. Ces pratiques sont graves. Elles ont faussé les relations commerciales entre les charcutiers salaisonniers et les abatteurs, d’une part, et avec les enseignes de la grande distribution, d’autre part. »

Les trois principaux condamnés rejette formellement toute implication. « Fleury Michon n’est pas concerné par les griefs pour entente sur les prix en aval et conteste avoir participé à une entente anticoncurrentielle portant sur le prix d’achat de certaines matières premières, précise le service communication du groupe alimentaire de Pouzauges (85). L'entreprise regrette que l’Autorité de la Concurrence n’ait pas tenu compte des éléments qu’elle a communiqués pour sa défense. »

Sur le terrain contestataire, Cooperl est même monté d’un cran en plaçant l’affaire à un niveau judiciaire et politique. Dans un premier temps, le groupe a déposé plainte pour faux, usage de faux, dénonciation calomnieuse et escroquerie. Il a aussi saisi le Premier président de la Cour d’Appel de Paris afin d’obtenir le sursis à l’exécution de la décision de l’Autorité de la concurrence. Ensuite, en tentant de démontrer que le document produit par son concurrent Aoste/Campofrio était un faux, le groupe coopératif breton a brandi la menace d’un plan social d’envergure, si l’amende, dont le versement n’est pas suspensif, lui était réclamée dans les semaines ou mois à venir.

Des engagements remis en cause

Le plan de restructuration brandi par Cooperl semble même déjà être prêt. Il porterait sur plusieurs usines, parmi les douze rachetées dans le cadre de la reprise de Brocéliande en 2010 et des actifs de la holding Financière Turenne Lafayette en 2017, qui lui avaient permis de prendre le contrôle de Madrange. À l’époque, sur demande de l’État, le leader du cochon s’était engagé à redresser ces actifs et à ne pas fermer de sites. Une parole désormais mise en balance.

« Non seulement nous contestons cette amende et clamons notre innocence, mais surtout nous estimons que cela menace l’avenir du groupe en nous faisant perdre la confiance de nos banquiers et surtout des assureurs crédits dans un contexte de crise sanitaire, a précisé Emmanuel Commault lors de cette même conférence de presse. La dégradation de notre notation nous coûterait 100 millions d’euros supplémentaires. C’est la cessation de paiements assurée. »

Cooperl emploie 7 200 salariés sur 29 sites industriels en France. A ce périmètre s'ajoutent 8 points de vente Calipro, 75 boucheries et 15 magasins à la ferme. — Photo : @Cooperl

Bercy temporise

Du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, en pleine période de crise liée à l’épidémie de Covid-19, on tente de temporiser en apportant son soutien à Cooperl. « Les services de l’État sont particulièrement vigilants à la situation financière et sont mobilisés pour que l’ensemble des partenaires financiers du groupe maintiennent leurs engagements, précise Bercy. À défaut de décision de sursis à exécution, les services compétents de la Direction générale des finances publiques en engageront l’exécution, dans des conditions de délai compatibles avec la capacité de remboursement du groupe Cooperl Arc Atlantique afin que l’amende ne représente pas un risque pour l’activité du groupe et l’emploi de ses salariés. »

Inerte à toutes pressions extérieures, l’Autorité de la Concurrence a tenu à préciser, dans son jugement, que les sanctions étaient proportionnées à la gravité des faits ainsi qu’à la situation économico-financière des entreprises et à leurs possibilités de paiement. Toutefois, la juridiction s’est montrée également claire sur le fond de l’affaire : « le contenu de ce carnet a été retenu comme élément à charge, mais il n’est pas le seul. Nous disposons d’un faisceau d’indices étayés par des opérations de visites et saisies réalisées en mai 2013 ».

« Les conflits répétés entre Cooperl et Campofrio rendent impossible l’idée même d’une entente. »

Deux concurrents que tout oppose

Des faits là aussi contestés par Cooperl. « L’Autorité tente de justifier sa décision en soutenant que le carnet serait corroboré par d’autres pièces, fustige Emmanuel Commault. Or, il n’en est rien ! Campofrio a juste fourni des relevés d’appels téléphoniques qui correspondent à des appels d’un client à son fournisseur. Aucun courriel interne ou externe à Cooperl et Brocéliande concernant des échanges interdits avec des concurrents n’a été saisi, ni aucune note de frais prouvant des rencontres ou note manuscrite de salariés. »

Et Patrice Drillet, éleveur et président de Cooperl d’enfoncer le clou : « Les modèles fondamentalement antagonistes de Cooperl, portés par une intégration verticale (contrôle de tous les stades d'une production, NDLR) de la filière, et d’Aoste/Campofrio, défenseur d’une intégration horizontale, ainsi que leurs conflits répétés rendent parfaitement incohérente, voire impossible, l’idée même d’une entente. Elle s’apparente à un contresens économique et idéologique. »

Sollicités par mail à plusieurs reprises par la rédaction du Journal des Entreprises, Aoste/Campofrio et son directeur général France, Philippe Duriez, n'ont pas répondu à nos demandes. La bataille du jambon ne fait que commencer.

*Les autres industriels concernés par l'entente, et condamnés, sont Coop, Savencia, Aubret, Sonical, La Financière du Haut Pays, CA Animation, Nestlé et Salaisons du Mâconnais.

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