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Quand la crise du Covid ébranle les dirigeants de Nouvelle-Aquitaine
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Quand la crise du Covid ébranle les dirigeants de Nouvelle-Aquitaine

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Fermetures brutales, chiffres d’affaires en chute libre, management à réinventer à distance : depuis plus d’un an, les dirigeants d’entreprise doivent faire face à des situations aussi diverses qu’anxiogènes. Des réseaux et associations se mobilisent pour leur venir en aide, mais le tsunami de sollicitations attendu n’a pourtant pas eu lieu. Comment les entrepreneurs girondins font-ils face à cette situation inédite ?

Depuis plus d'un an, les dirigeants d'entreprise doivent faire face à des situations aussi diverses qu'anxiogènes — Photo : StartupStockPhotos - PIxabay CC0

C’est un bruit de fond, persistant et gênant, que l’on distingue depuis le début de la crise sanitaire : l’épuisement professionnel s’est accentué et la nature de ce mal-être s’est transformée avec les confinements successifs, comme le souligne une étude de l’observatoire Amarok. Mais lorsque l’on tend l’oreille, le bruit s’atténue et les témoignages se font discrets. Parce que le sujet est sensible et, pour le moment, les dispositifs gouvernementaux d’accompagnement économique des entreprises permettent de surseoir à de potentielles défaillances d’entreprises. "Pourtant, les tribunaux de commerce n’ont pas fermé", se plaît à rappeler Marc Binnié, greffier associé au tribunal de Saintes (Charente-Maritime), et président fondateur de l’association Apesa (Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë).

"Un tsunami qui n’arrive pas"

C’est la raison pour laquelle il surveille le moral des entrepreneurs comme une casserole de lait sur le feu. "C’est une drôle de crise, comme on a connu une drôle de guerre", lâche-t-il. Façon de dire que les entrepreneurs ne se sont pas écroulés psychologiquement comme on aurait pu le craindre. Sur le plan économique certains ont même tiré leur épingle du jeu. "Le contexte est si particulier qu’un certain nombre d’entreprises ont dégagé un meilleur résultat en 2020 comparé à 2019. Grâce à l’effet des aides mises en place et des prêts garantis par l’État, ou grâce à un positionnement atypique." De quoi enfouir encore ce mal-être, cette détresse qui peut ronger les décideurs.

Le lendemain même de l’annonce, le 31 mars 2021, d’un troisième confinement par le président de la République, le numéro vert national de l’Apesa se préparait à un coup de chaud. "Tout le monde attend un tsunami qui n’arrive pas, reconnaît Marc Binnié. Une dizaine d’appels par jour grand maximum au plan national. Mais si ce numéro vert évite à un seul chef d’entreprise de se retrouver au bout d’une corde, ça me va très bien. On n’est pas dans la culture du chiffre sur cette question."

Quand l’urgence supplante le prévisionnel

Il faut dire que les entrepreneurs doivent, depuis quelques mois, avancer sans leurs repères habituels. "On est passé brutalement d’une logique du prévisionnel et de l’anticipation à une période où on ne domine plus tout, où il faut sans cesse s’adapter", décrypte Marc Binnié. Un sentiment partagé par la bordelaise Stéphanie Laporte, fondatrice et dirigeante de l’agence de web marketing Otta (20 salariés) : "D’habitude, le chef d’entreprise anticipe à deux ou trois ans. En ce moment, la visibilité ne dépasse pas trois semaines. On pilote un navire dans le brouillard".

Alors son moral fait le yo-yo : "Des hauts et des bas. En décembre, je ne dormais plus. Trop de choses à faire, tout était devenu urgent. Et en regard, je n’avais aucun projet de vacances ni de sorties avec des amis. Depuis des mois, je ne fais que travailler, travailler, travailler." Pour sortir de cette ornière, elle a mis la priorité sur des projets qui ont du sens et qui font plaisir aux équipes. "On anime les réseaux sociaux de la Croix Rouge au plan national. On travaille pour Emmaüs. Ce sont des clients qui nous font du bien".

Et la situation est difficile à gérer à tous les niveaux de l’entreprise : pour preuve, le retrait de son associé qui ne supporte plus le niveau de sacrifices qu’exige le projet entrepreneurial ou la démission de salariés de confiance. "Le télétravail et le contexte ont incité beaucoup de gens à se remettre en question, analyse Stéphanie Laporte. Limite si certains n’ont pas quitté l’entreprise pour aller élever des chèvres ! Ils sont arrivés au maximum de ce qu’ils peuvent endurer en termes d’isolement ou de chômage partiel. Je peux le comprendre mais à chaque fois, ça me renvoie une forme de culpabilité."

Pour Catherine Mercier, psychologue clinicienne qui travaille avec l’Apesa depuis 2014, "la période aura au moins permis de prendre conscience que la santé mentale fait partie de la santé et, au bout du bout, de la santé de l’entreprise et de la société. On a compris au travers de cet épisode que la santé fait partie du capital économique. Si la crise a servi à ça, c’est plutôt constructif. Il faut toujours trouver le cadeau caché derrière une situation douloureuse".

"Sous tension permanente"

Peu d’entrepreneurs ont été épargnés par les moments de doute. À l’instar de Charles-Henry Gougerot Duvoisinn qui a lancé en 2018 la start-up bordelaise Obvy (12 salariés). "Le dirigeant d’une start-up doit être en capacité de réaliser des pivots rapides en ayant recours à des solutions numériques. Notre ADN, c’est de savoir rebondir. Il faut être focus sur ce qu’on fait, se mettre des œillères, bien analyser la situation et aller de l’avant. On serre les dents et tout ce qu’on peut serrer, on ne pense pas trop à ce qui fait mal et on fait ce qu’on doit faire en tant qu’entrepreneur."

Une ligne de conduite comme un mantra qui n’empêche pas les doutes. "J’ai l’impression que c’est sans fin." Accompagné d’une inquiétude managériale. "Nous avons la responsabilité de protéger nos salariés et leurs familles. Le moral n’est pas désastreux, mais ce qui me manque, c’est de retrouver les collaborateurs tous les matins, ce qui en temps normal casse le cycle de solitude de l’entrepreneur. Je travaille beaucoup plus sur l’opérationnel que sur le réseautage qui a quasiment disparu. Finis les échanges et les rencontres qui font du bien. On vit sous tension permanente. C’est moins fun. On sait où on va mais on ne sait pas dans quelles conditions on ira."

Face à ce long flux d’interrogations, les recours aux aides extérieures sont rares. "Les rencontres collectives qu’on peut organiser n’ont plus lieu qu’en distanciel, relève Nathalie Gouin, coach depuis quatre ans et superviseure de coachs pour l'association 60 000 rebonds en Gironde. Cela crée une contrainte supplémentaire dans l’environnement des entrepreneurs qui est déjà très contraignant. Leur participation à ces événements a chuté. Même en allant vers eux, ils sont difficiles à capter. Je ne peux pas dire qu’ils vont bien ou mal : ils ne sont pas dans l’échange."

Pourtant retrouver des perspectives est la clé d’une forme d’apaisement psychologique. Un cheminement d’autant plus difficile quand les échéances sont floues ou repoussées. Avec les confinements successifs, c’est sans aucun salarié que Frédérique Develay, fondatrice de l’entreprise girondine SO Bon, une société de sourcing de produits pour les professionnels de la restauration, doit développer son activité. " J’ai créé la société en 2019. J’allais rejoindre un incubateur, louer un véhicule, embaucher des salariés, lorsque la crise sanitaire a débuté. Mes clients étant pour la plupart des professionnels obligés de fermer, je me suis retrouvée à réfléchir tout à coup à la survie plutôt qu’au développement. Un coup d’arrêt aussi brutal, ça met le moral au plus bas."

"Le deuil d’une croissance rapide"

Passées la période de sidération et la peur de devoir à son tour tout arrêter, Frédérique Develay s’est employée à rester au contact de ses partenaires, notamment les producteurs. "Certains se retrouvaient aussi en situation catastrophique : personne pour planter les fraises ou cueillir les asperges. Je me suis demandé ce que je pouvais faire avec eux." Elle organise alors des mini-marchés ponctuels avec des particuliers de son réseau pour aider ses producteurs à écouler leurs stocks. "Ce n’était plus vraiment mon métier, mais je me suis accrochée à des petits objectifs mensuels ou hebdomadaires. Il y a eu des jours difficiles ; mais il y a toujours un ou deux clients qui vont envoyer un signe." Ne pas lâcher prise malgré la fatigue de l’été, puis le reconfinement en novembre. "Et quand on a compris que la restauration ne ferait pas les fêtes de fin d’année, ni la Saint-valentin, ni Pâques, les doutes sont revenus. J’ai repris confiance en suivant des webinaires, en essayant de faire des choses quand même."

Aujourd’hui, la sortie du tunnel semble en vue. "Je me suis fixé trois ans pour arriver à la rentabilité, et malgré la crise je vais peut-être y arriver. J’ai fait le deuil d’une croissance rapide. La crise m’a aidée à faire le choix de la "slow entreprise". Entre la prise de risques et la croissance escargot, c’est finalement l’escargot qui me va bien", assure Frédérique Develay.

Maintenir le cap de la croissance, c’est à cet objectif que les chefs d’entreprise se raccrochent pour traverser la zone de turbulences sans trop de heurts. "Je suis comme un GO du Club Med qui a la grippe : il faut quand même lancer la chorégraphie. Ça peut être pesant mais je suis chanceuse : l’entreprise va être en croissance cette année. C’est là que je puise ma ressource", nuance Stéphanie Laporte, de l’agence Otta. Sa recette : ne pas bouder l’aide extérieure. "J’ai recours aux services d’une coache. Il faut s’entourer énormément ; ceux qui souffrent sont ceux qui doutent. Il faut des mentors pour remettre les choses à plat et comprendre que ce que j’ai accompli ne va pas s’effondrer en deux jours, même s’il y a une fissure qui n’est pas de mon fait." Et rompre l’omerta autour de ce mal-être des dirigeants : "Beaucoup tombent en silence. Il faut banaliser le fait de ne pas aller bien et en parler", assure-t-elle.

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