Gironde
Les vins de Bordeaux ne se laissent pas déborder par la crise
Enquête Gironde # Culture

Les vins de Bordeaux ne se laissent pas déborder par la crise

S'abonner

Restaurants fermés, salons internationaux annulés, baisse du tourisme, taxes Trump et autres Brexit... les planètes n'étaient pas alignés dans la galaxie vin en 2020. Mais la filière n'en est pas à son premier coup dur. Entre réorientation stratégique et investissements, la filière fait preuve de résilience.

Si la crise sanitaire a contraint Bordeaux Families à revoir son calendrier, elle n'a pas empêché le producteur de vins et crémants de changer d'identité et de réorienter sa stratégie. — Photo : AnaelB

C’est la loi des séries. Le contexte était déjà maussade depuis plusieurs mois pour les vins de Bordeaux dont la seule étiquette n’est plus suffisante pour séduire les consommateurs. En 2019, le Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux (CIVB) alertait déjà sur une chute brutale du volume des ventes (-13 % sur une année glissante), notamment due aux conditions climatiques peu clémentes (entraînant une baisse des volumes produits), à l’atonie du marché chinois - premier débouché à l’export des vins de Bordeaux - et à un retard certain de la filière à se positionner franchement sur le segment pourtant porteur du « bio ».

En 2020, dans ce terreau déjà aride sont venus s’insinuer de nouveaux nuisibles. La conjonction de la crise du Covid-19, du Brexit et du renforcement des taxes américaines sur les vins et spiritueux français promet un effet aussi dévastateur que le mildiou sur un pied de vigne. Ambiance dantesque pour le 1er employeur de Gironde avec environ 60 000 emplois directs et indirects, 5 660 viticulteurs, 300 maisons de négoce, 29 caves coopératives, 3 unions et 77 courtiers (sources CIVB 2019). Pour ce poids lourd de la vie économique du territoire, il est urgent de s’adapter pour limiter la casse. La cascade d’annulations d’événements n’est évidemment pas pour aider. À commencer par les salons majeurs organisés par Vinexposium, entité née de la fusion du bordelais Vinexpo Holdings et du parisien Comexposium en septembre 2020. Leur tout premier salon commun, Wine Paris et Vinexpo Paris, devait avoir lieu en février 2021. Pandémie oblige, ce rassemblement crucial pour l’ensemble des acteurs de la filière a été reporté au 14 juin 2021.

Quant aux deux salons internationaux Vinexpo New York et Vinexpo Hong Kong, qui devaient aussi se tenir en février, ils ont été décalés à 2022. Et pour ce qui est de la grand-messe bordelaise du secteur, le salon Vinexpo, c’est la première fois depuis sa création par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Bordeaux en 1981 qu’elle n’aura pas lieu une année impaire. Alors qu’elle devait souffler sa quarantième bougie. Un coup dur pour les exposants évidemment et pour l’entreprise organisatrice qui voit s’évaporer une partie de ses revenus annuels. Pour rebondir, Vinexpo pourrait avoir lieu tous les ans, à partir de 2022, et être couplé à la fête du vin pour en faire une semaine mondiale du vin, a récemment fait savoir Patrick Seguin, président de la CCI Bordeaux-Gironde.

S’adapter à ses marchés

En attendant, sans salon, l’atonie commerciale s’amplifie et les occasions de rencontrer de potentiels clients ou partenaires se raréfient dans un secteur où les réseaux de distribution peuvent être flous pour les viticulteurs. C’est en partant de ce constat qu’est née, en 2010, la société bordelaise Wine Services (14 salariés, 1,5 M€ de CA en 2019), spécialisée dans l’analyse de données à des fins marketing et commerciales pour les propriétés viticoles. « Dans le bordelais, la pratique courante pour les châteaux est de confier la distribution de ses vins à des négociants et des courtiers. Ils ont toujours vendu leur vin sans trop se soucier de savoir où il était vendu, ni qui sont les acheteurs », explique Caroline Meesemaecker, directrice générale de Wine Services. « Or, dans un univers de plus en plus concurrentiel, il est intéressant pour eux de regarder si leur distribution est le reflet de la notoriété de leur produit. Dans tous les secteurs, les entreprises connaissent les vendeurs finaux et ont une idée de leur part de marché. C’est crucial aussi pour les producteurs de vin ».

Wine Services se positionne donc en tant que consommateur final et voyage à travers le monde pour récolter les informations d’environ 6 500 restaurants. « On collecte leur carte des vins, on saisit toutes les lignes de cartes de vins qui nous intéressent. Ensuite, nos clients accèdent à ces informations via une plateforme web. Cela leur permet de définir leurs opportunités de développement. Cela leur permet aussi de comprendre pourquoi dans tel restaurant le vin de son concurrent est vendu et pas le sien », détaille Caroline Meesemaecker. 82 châteaux bordelais (plutôt positionnés sur un segment haut-de-gamme) utilisent la plateforme développée par Wine Services. « Nous proposons un abonnement de deux ans : le client choisit le nombre de marchés qu’il va suivre ainsi qu’un certain nombre d’options. Les abonnements démarrent à 5 500 euros, et nous avons une fourchette moyenne aux alentours de 10 000 euros ». Une formule gagnante pour la jeune entreprise bordelaise qui observe une croissance continue de 25 %, couvre plus de 40 marchés de consommation, sur trois continents (Europe, Asie et Amérique), et accompagne 160 des plus beaux vignobles dans le monde - en France, Italie, Espagne, États-Unis, Argentine, Chili, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle -Zélande. Mais la crise engendrée par l’épidémie de Covid-19 a quelque peu chamboulé les habitudes de Wine Services.

« Nos prochaines innovations porteront sur les marchés de la vente en ligne »

« Aujourd’hui, partout, la restauration est en berne », pointe la directrice générale. Fin 2020, la société s’est donc concentrée sur les données récoltées chez les cavistes plutôt que dans les restaurants où ils trouvaient portes closes. Pour 2021, elle prévoit d’ailleurs de rééquilibrer son activité pour donner une place plus importante aux cavistes en attendant que les restaurants puissent rouvrir partout dans le monde. Wines Services a aussi décidé d’élargir sa palette en recueillant également les données des champagnes, ce qu’elle ne faisait pas avant la crise. « Nos prochaines innovations porteront sur les marchés de la vente en ligne », glisse Caroline Meesemaecker. Malgré ces péripéties, l’entreprise n’a pas sollicité de prêt garanti par l’État, ni eu recours au chômage partiel pour traverser la tempête du Covid-19. « J’ai l’impression que l’on a travaillé trois fois plus. Nos clients ne pouvaient plus voyager donc ils se sont d’autant plus appuyés sur nos données pour travailler plus efficacement depuis leur bureau. Concernant l’impact sur notre chiffre d’affaires, on en saura plus dans quelques mois », conclut-elle.

Se réinventer

À Sauveterre-de-Guyenne, au cœur du vignoble bordelais, il est aussi question d’acclimatation à ce nouveau contexte. Près de 90 ans après sa création, le producteur de vins et de crémants UG Bordeaux a mué pour devenir Bordeaux Families (80 salariés, CA non communiqué). Cette union de coopératives (300 familles adhérentes) se charge de la commercialisation des vins de ses deux caves, Louis Vallon et Sauveterre-Blasimon-Espiet, qui récupèrent des raisins et produisent ensuite les vins. Bordeaux Families s’occupe ensuite de la vente, soit en vrac, soit en produit conditionné.

« UG Bordeaux (pour Union de Guyenne, N.D.L.R.) avait une connotation très locale, que les gens ne comprenaient pas forcément hors de notre territoire. En devenant Bordeaux Families, on rend hommage aux familles adhérentes et on marque une volonté d’ouverture à l’international », raconte Philippe Cazaux, directeur général de Bordeaux Families. Symbole aussi d’un ajustement de la stratégie de l’entreprise. « Nous voulons nous concentrer sur la commercialisation. Nous étions des vendeurs de vrac. Maintenant, nous disposons de toute une gamme de produits, notamment avec les crémants Louis Vallon et les vins tranquilles que nous pouvons proposer directement au client final. Et on se rémunère mieux quand on vend en direct », détaille-t-il.

Des considérations importantes alors que pour Bordeaux Families non plus, la crise n’a pas été indolore. « Nos commerciaux sont pénalisés par la fermeture des restaurants. Cela a perturbé notre développement, c’est indéniable. Notre chiffre d’affaires a baissé et nos stocks ont augmenté, donc la pression sur les prix est encore plus forte », commente Philippe Cazaux. Et pour l’entreprise qui réalise la moitié de son chiffre d’affaires à l’export (principalement en Chine, au Japon, en Russie), les taxes Trump sur les vins importés sont un coup de massue : « Les États-Unis sont un marché important mais qui reste à conquérir », analyse-t-il. Or entre le Covid et les taxes, les ambitions américaines de la coopérative bordelaise ont dû être temporisées. « On devait y lancer des crémants notamment, mais nous avons remis ce projet à plus tard ».

« Nous n’avons pas fait que nous lamenter sur l’état des marchés »

Le confinement de mois de mars dernier a tout de même permis à Bordeaux Families de penser les développements à venir et sa stratégie de diversification : « nous travaillons sur des innovations que nous avons hâte de présenter, des vins à consommer en dehors de la table, notamment. Nous n’avons pas fait que nous lamenter sur l’état des marchés », glisse Philippe Cazaux.

Continuer à investir

Un état d’esprit partagé au cœur de l’appellation margaux, sur le domaine du prestigieux château Cantenac Brown (30 salariés), troisième grand cru classé en 1855. Fin 2020, le château a dévoilé son projet de chai éco-responsable, imaginé par l’architecte Philippe Madec. « Le chai sera réalisé entièrement en terre crue et en bois brut, selon la méthode du pisé, ce qui lui conférera une inertie incroyable. Le bâtiment sera éco-responsable, sans climatisation », détaille José Sanfins, directeur de la propriété. « Un chai, c’est un investissement pour 30 ans. Nous en avions besoin depuis longtemps car nos installations sont en bon état mais âgées. Nous n’allions pas tout stopper à cause de la pandémie », assène-t-il.

« Un chai, c’est un investissement pour 30 ans. Nous n’allions pas tout stopper à cause de la pandémie. »

Un investissement conséquent (dont le montant n’a pas été communiqué) engagé par Tristan Le Lous (ingénieur agronome) et sa famille, propriétaires du château depuis décembre 2019. La famille Le Lous est par ailleurs propriétaire du groupe pharmaceutique Urgo. Des travaux indispensables dont les nouveaux propriétaires avaient connaissance lors de l’achat. La crise n’a pas entamé leur détermination à construire un chai « unique au monde » et respectueux de son environnement.

Si le premier confinement a ralenti les affaires du Château Cantenac, son directeur se dit satisfait de la campagne de primeurs. « Nous avons toujours veillé à une bonne répartition entre les États-Unis, l’Asie et l’Europe. Cela bougera sans doute un peu avec la pandémie. Quant aux taxes américaines, on attend que les cartes soient redistribuées. Mais avant d’être un château, nous sommes une entreprise. Nous avons conscience qu’il faut préserver nos différents marchés », commente José Sanfins.

À tous les échelons de la filière, on a conscience que l’équilibre est fragile mais qu’un bon vin ne se fait pas sans une pincée d’audace et une bonne dose de patience…

Gironde # Culture