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Grippée, la filière foie gras doit changer de recette 
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Grippée, la filière foie gras doit changer de recette 

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De confinements d’humains en confinements de canards, la filière du foie gras du Sud-Ouest qui produit plus de 60 % de la production nationale, traverse une crise inédite. La Covid-19 bouscule les débouchés commerciaux, les épisodes de grippe aviaire obligent les 1 800 producteurs du Sud Ouest à cloîtrer leurs animaux, quand ils ne doivent pas les abattre. Touchée, la filière doit revoir son modèle.

Le chiffre d’affaires global de la filière IGP Canard à foie gras du Sud-Ouest est estimé à 1,313 milliard d’euros selon la valorisation d’un canard évalué à 70 euros par l’interprofession — Photo : Shutterstock

Le sort s’acharne. À répétition, depuis 2016, la filière canards gras subit des épisodes d’influenza aviaire, perturbant la production de foie gras dans le Sud-Ouest. La faute au virus, tombé du ciel, transporté par les oiseaux migrateurs en route vers l’Afrique. Les producteurs connaissent bien le risque ; déjà en 2001, une grippe aviaire avait frappé fort. Depuis, les événements se sont enchaînés. Il a fallu convaincre les exploitations d’investir, de changer les process de productions, d’abattage et de transport.

Première alerte

Le 5 novembre 2021, les sirènes d’alarme retentissaient une nouvelle fois dans les Landes. Le département passait en risque élevé. Michel Prugue, président de la coopérative Maïsadour, groupe de 5 200 salariés pour 1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2020, qui commercialise ses produits gastronomiques sous les marques Delpeyrat et Comtesse du Barry, montait au créneau et en appelait "à un engagement collectif". Michel Prugue ne cachait alors pas la funeste menace en déclarant que, si tous les éleveurs, au niveau national, ne respectaient pas strictement les règles de biosécurité, dont la mise à l’abri des animaux, "nous ne survivrons pas à une quatrième crise".

L’enjeu est donc désormais très clair pour les 1 773 producteurs du Sud-Ouest, pour les terroirs protégés de l’IGP Canard à foie gras de Chalosse, Gascogne, Gers, Landes, Périgord et Quercy (620 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020), pour les 160 entreprises de transformation, dont les poids lourds Labeyrie, Delpeyrat Maïsadour, Euralis Montfort ou Larnaudie : il s’agit bien de la survie d’une filière et de ses 46 693 emplois directs et indirects.

L’Europe touchée

La faute à un contexte de forte pression sanitaire européenne. Des cas de maladie dans la faune sauvage ayant été détectés et des élevages contaminés en Belgique, Allemagne et aux Pays-Bas. En France, trois semaines après, c’est dans le département du Nord qu’un premier cas avéré a été confirmé par le cabinet du ministre de l’Agriculture. Un élevage de poules pondeuses devait être abattu dans la commune de Warhem.

En préfecture, on précisait alors, le 26 novembre, que depuis la fin de l’été la France avait déclaré quatre cas en faune sauvage et trois cas en basses-cours. "En Europe, ce sont 26 pays aujourd’hui touchés par les virus influenza, concernant plus de 400 foyers en élevage et 600 cas en faune sauvage ", précisaient les services de l’État. En cette toute fin d'année, les Landes, le Gers et les Pyrénées-Atlantiques ont à leur tour détecté des foyers et élevages suspects.

Éteindre le feu

La profession connaît désormais la rengaine. Il faut cloîtrer les animaux. La moindre plume, la moindre déjection, sont désormais considérées comme porteuses potentielles du virus. Au front, les éleveurs ne rechignent plus à engager les gros moyens et à confiner canards et oies. Pour Michel Prugue, l’heure n’est pas à la polémique, les éleveurs refusant le confinement représenteraient la portion congrue d’une profession partie prenante des nouvelles mesures sanitaires. "L’an dernier, 500 exploitations ont été dépeuplées (éradiquées, NDLR) dans les Landes. Le virus ne s’arrête pas au volume de production, au label ou à l’IGP. Je le compare à un feu de forêt. Nous devons créer les conditions pour éteindre cet incendie quand il se déclenche. Cela ne remet pas en cause le modèle du plein air, le but est que les éleveurs disposent des capacités à mettre à l’abri les animaux si nécessaire", tempête le patron du groupe Maïsadour.

Mutation d’un modèle économique

Pour contrer les attaques virales, une union sacrée s’est bel et bien constituée autour des éleveurs. En témoigne Benjamin Constant, éleveur à Sainte-Radegonde dans le Gers et président de l’Association gersoise pour la promotion du foie gras et de l’aviculture. "Nous avons atteint une certaine forme de résilience par rapport aux dernières crises que nous avons connues. L’État répond présent pour indemniser les pertes réelles subies en cas de non-production. Des accompagnements se font aussi par la Mutualité sociale agricole et par le Département du Gers qui prend en charge les analyses nécessaires au redémarrage des exploitations ou encore par la possibilité de reports de prêts bancaires. La Région Occitanie aide aussi les professionnels qui investissent dans leur élevage. Depuis la crise de 2018, c’est quasiment 20 millions d’euros qui ont été mobilisés au niveau régional pour permettre aux professionnels d’aménager l’existant, de réadapter le modèle et le volume de leur production."

Pour répondre aux exigences en matière de biosécurité, cet éleveur gersois a réalisé plusieurs aménagements successifs, 90 000 euros d’investissement lors de la première crise en 2015-2016, et, plus récemment, 240 000 euros pour une extension du bâtiment pour la mise à l’abri de ses palmipèdes selon les densités autorisées. Des investissements et des modes de productions visiblement difficiles à engager pour les plus anciens : "En 2015, on avait plus de 2 000 producteurs, en 2016 et 2017 deux grippes aviaires sont passées par là, dans une filière agricole largement confrontée à la pyramide des âges. Nous avons alors perdu des centaines de producteurs de plus de 55 ans", déplore Marc Roose, directeur de l’association Palso, Canard à foie gras du Sud-Ouest IGP.

Jouer la carte de la transparence

Au sujet de ce nouveau modèle économique contraint et forcé de se réinventer depuis l’élevage jusqu’à la commercialisation, le président du Cifog, le comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras, admet que les épisodes de crises ont fait bouger les lignes. "Suite à la première crise Influenza de 2016-2017, les grands opérateurs de productions se sont rendu compte qu’il fallait être plus rassemblés ; l’ensemble des modèles privés ou coopératifs, jusqu’à l’indépendant en circuit court, devaient dialoguer", reconnaît Eric Dumas. En 2018, le Cifog nouvelle génération créait sa première commission circuit court et vente à la ferme. Une révolution en terres gastronomiques. "Ces nouveaux échanges permettent en outre de donner une autre image du foie gras, peut-être jusqu’alors trop catalogué grande distribution. C’est aussi un gage de transparence que l’on souhaite apporter", confie le président de l’interprofession.

10 millions de canards manquent à l’appel

Mais la maladie gagnait encore. À Noël 2017, suite à un abattage massif de palmipèdes, seules 23 millions de têtes étaient commercialisées, contre 30 millions habituellement pour 5 800 tonnes de foie gras. Un manque à gagner particulièrement visible les jours de marché au gras à Samatan dans le Gers. "Je le connais depuis plus de 40 ans. Au début, on présentait chaque lundi de novembre et décembre entre 5 et 6 tonnes de foies gras. Maintenant, on arrive, les meilleurs lundis, à 1,3 tonne de foies gras. En fin de saison, l’année dernière, à cause de la grippe aviaire, nous avons même connu des lundis à 100 kg", s’inquiète Didier Villate, vétérinaire, maire-adjoint de Samatan, en charge des marchés, du commerce, de l’agriculture et des labels touristiques.

Ruptures de stock

C’est donc la pénurie du frais, bien plus que la surproduction qui inquiète. Basée à Nogaro, la société Gers Distribution (56 salariés, CA : 56 M€), fondée en 1996, s’alliait en 2012 à la coopérative Vivadour, certifiée IGP Gers. Sa marque Canard du Gers représente aujourd’hui 80 % de son chiffre d’affaires et fournit notamment les enseignes Leclerc et Carrefour. Elle travaille aussi en marque de distributeur pour Carrefour, Lidl et Aldi. Les derniers épisodes de grippe aviaire ont affecté ses stocks et la mise en vente de ses produits. “De nombreuses foires au gras ont dû être annulées dans les magasins de la grande distribution qui nous avaient passé des précommandes, explique Angélina Bats, responsable communication et marketing. Le manque en stock a également provoqué une augmentation du tarif du canard et du palmipède gras, de 6 % en moyenne. Certains de nos produits ont été vendus plus cher mais nous avons aussi subi des pertes d’acheteurs. Toutes les commandes prévues cette année par nos clients historiques ont pu être honorées parce que nous travaillons d’une année sur l’autre. Mais les quantités proposées sont réduites pour les nouveaux clients. Nombre d’entre eux se sont déjà rabattus sur le Label Rouge et sur l’IGP Sud-Ouest et maintenant, ils le font sur l’origine France ".

Mais l’IGP Sud-Ouest n’est déjà plus en mesure de répondre et serait passé de 63 % en 2020 à 50 % de la production française en 2021. "Cette année, nous savons que l’IGP va reculer. Pendant trois mois, nous n’avons pas produit. Nous allons perdre 7 à 8 millions de canards", redoute Marc Roose. Ainsi, ce sont 12 millions de palmipèdes qui auront été élevés, gavés, abattus, découpés et transformés selon le cahier des charges de l’IGP, contre 24 millions en 2015, année où l’IGP Sud-Ouest représentait 61 % de la production.

Restructuration chez les industriels

De stupeurs en tremblements, des basses-cours aux rayons de supermarchés, la filière plus unie voit également ses poids lourds s’engager dans une structuration inédite qui déjà prend forme. Ainsi, le groupe landais Maïsadour confirme l’avancement de son projet de création d’une société avec la coopérative des Pyrénées-Atlantiques Euralis (5 200 salariés, 1,3 Md € de CA). Autour des activités de production, de transformation et de commercialisation des produits des filières canard à foie gras, poissons fumés et boutiques de vente directe, cette société serait détenue à parts égales entre les deux coopératives, et des partenaires financiers le seraient à 20 %. Cette filiale représenterait notamment 13 des presque 30 millions de canards français produits par an.

"Ce projet doit permettre aux deux coopératives de faire émerger un acteur de premier plan capable de relever les défis de la transformation et de la revalorisation de la filière", explique Eric Humblot, directeur du pôle gastronomie de Maïsadour. En attendant que l’Autorité de la concurrence ne rende son avis, le groupe landais basé à Haut-Mauco communique sur sa stratégie de désendettement, avec des cessions d’activités dans la salaison ou encore dans l’alimentation de poissons. "Les trois épisodes d’influenza aviaires sont des pertes qui coûtent cher. Il a fallu montrer des signes à nos partenaires financiers", rappelle Michel Prugue.

La Covid en rajoute une couche

Et bien d’autres nuages sont venus s’amonceler sur les cieux bien encombrés des élevages de canard gras. En 2018, alors que la filière se remplumait doucement, tentant de regagner des parts de marché perdues, notamment pour le magret dans la restauration, la loi Egalim (pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole, NDLR) venait modifier certaines règles de commercialisation, notamment en termes de limitation de taux promotionnels. Un plafonnement qui limite désormais les ventes sous promotions à (25 -35 % des volumes), venant gripper des habitudes d’achats qui débutaient dès novembre via des opérations dans les rayons des grandes surfaces. " Un électrochoc pour la filière au mauvais moment ", se souvient Eric Dumas.

C’est dans ce contexte que la Covid-19 venait bousculer davantage le modèle, la restauration hors domicile représentant près de la moitié des parts de marché du foie gras français. Confinés à leur tour les hommes, fermés les restaurants pendant plus de six mois en 2020, stoppée l’activité des traiteurs et des réceptions ; l’impact sur la filière a provoqué un cataclysme, aux dires du président de l’interprofession. "Nous avons cru que notre mort était arrivée, ce n’était plus la peine de mettre en production", se souvient Eric Dumas. C’était sans compter sur la gourmandise des Français, qui reprenaient le chemin de leur propre cuisine, armés de leur tablette, connectés aux influenceurs toqués, cuisiniers tout droits sortis des émissions de télévision… "Le consommateur s’est remis à cuisiner et les entreprises ont été en capacité de proposer des solutions. Les industriels ont fait preuve d’une grande adaptabilité, tant en quantité qu’en faisabilité, comme de proposer des escalopes de foies gras. Cette agilité a été transmise à toute notre grande famille, portée par la fidélité de nos consommateurs", se félicite le patron du Cifog qui espère que 80 % des Français consomment le précieux mets pendant ces fêtes 2021-2022.

Produire toute l’année

Du côté des éleveurs, l’agilité se lit aussi sur les calendriers. "Apprendre à vivre avec les risques, adapter nos volumes de production, changer de modèle, c’est peut-être produire pour le marché français pendant le dernier trimestre et consacrer le reste de l’année aux autres marchés", poursuit Eric Dumas. L’idée de "désaisonnaliser" fait son chemin. La filière sera ainsi moins touchée par la pression virale qui menace de novembre à mars. À moins que la flambée des prix des aliments pour nourrir les animaux ne vienne compliquer l’équation ; le Cifog estime à + 28,3 % l’augmentation du coût de la matière première en 2021. À moins que les commandes et discours publics – écologiques – en défaveur du produit ne viennent mettre de l’huile sur le feu. À moins que le Nutriscore ne se contente que de compter les calories du foie gras sans plus d’indications sur sa qualité et celle du travail de toute une filière.

Gers # Industrie # Agroalimentaire # Commerce # Distribution # Restauration