« Personne ne sait valoriser deux mois d’inactivité » : l'incertitude des repreneurs face à la crise
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« Personne ne sait valoriser deux mois d’inactivité » : l'incertitude des repreneurs face à la crise

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Le marché de la cession-reprise, qui enregistre un peu moins d'un millier de transmissions de PME par an en Auvergne Rhône-Alpes, accueille la crise du coronavirus avec inquiétude et prudence. Tiraillés entre leurs projets entrepreneuriaux et les conséquences économiques encore inconnues de la crise, les repreneurs temporisent et s’interrogent. Décryptage.

Le déclenchement de la crise du coronavirus a ajouté de l'incertitude dans les projets de reprise d'entreprises — Photo : zmijak - Fotolia

En Auvergne Rhône-Alpes, il n’a pas fallu patienter longtemps pour constater que l’épidémie du coronavirus et ses conséquences, encore inconnues à moyen et long terme, pouvaient amener certaines opérations de cession-reprise à capoter. C'est le cas en Haute-Savoie où le groupe industriel spécialisé dans les packagings pour la santé et la cosmétique PSB Industries (CA 2019 : 266 M€) a annoncé, mi-avril, l’arrêt des négociations exclusives entamées avec le groupe parisien Pochet pour le rachat de sa filiale Qualipac. Ce projet, qualifié de « stratégique » par Rémi Weidenmann, directeur exécutif de PSB Industries, aurait permis au groupe haut-savoyard de « doubler de taille », lui permettant de renforcer à la fois son savoir-faire, son portefeuille client et son maillage géographique à l’international. « Le déclenchement de la crise a modifié les conditions économiques initiales qui ne nous ont plus paru réalistes. Évidemment, les années 2020 et 2021 ne seront pas celles que nous avions anticipées », explique Rémi Weidenmann au Journal des Entreprises.

« Personne ne sait comment valoriser deux mois d’inactivité »

L’arrêt soudain de l’activité n’a pas seulement chamboulé des pans entiers de l’économie, il s’est également déporté sur le marché, plus discret, de la transmission des entreprises, comme l’illustre le cas de PSB Industries. S’il est trop tôt pour connaître précisément l’ampleur de la crise, elle devrait avoir des effets conséquents, tant sur le nombre que sur la nature des cessions-acquisitions réalisées cette année. Aujourd'hui, la situation est davantage au statu quo et à la temporisation. « Pour l’instant, nous constatons que deux tiers des projets en cours sont maintenus mais reportés, et un tiers des opérations est arrêté sans que l’on en connaisse l’issue », partage Jessy-Laure Carol, associée au cabinet In Extenso Finance & Transmission Auvergne Rhône-Alpes. Pour Henri Loretto, associé au cabinet Synercom Auvergne Rhône-Alpes, dont le réseau national gère une quarantaine de contrats par an, c’est l’incertitude qui prime. « Nous observons que, quel que soit le niveau d’avancement des discussions, tous les accords sont retardés », explique-t-il. Chaque année, près de 800 PME de 10 à 50 salariés sont transmises dans la région, selon l’Ordre des Experts-Comptables régional.

Incertitudes autour de la valorisation

Outre les interrogations légitimes des conséquences de la crise sur l’activité des entreprises, le questionnement des repreneurs et des cédants porte surtout sur la question de la valorisation. Comment fixer le juste prix avec un exercice amputé par au moins deux mois de forte baisse d’activité et une reprise qui s’annonce longue et incertaine ? L’exercice peut paraître périlleux. « C’est très compliqué dans l’immédiat, confirme Henri Loretto. Personne ne sait comment valoriser deux mois d’inactivité, ni les mois à venir. » « Des repreneurs physiques se disent prêts à signer malgré le contexte, mais la valorisation sera-t-elle à la hauteur du prix d’achat ? », s’interroge de son côté Stephan Honnorat, de l’association Cédants & Repreneurs d’Affaires (CRA) à Clermont-Ferrand.

« Le cédant n’était pas en mesure d’évaluer réellement l’impact du coronavirus sur son activité et donc sur la valeur de son entreprise. »

Pour PSB Industries, la renégociation entamée n’a finalement pas pu se traduire par un accord avec le cédant. « Le vendeur (le groupe Pochet, NDLR) a préféré arrêter les discussions. Il a estimé qu’il n’était pas en mesure d’évaluer réellement l’impact du coronavirus sur son activité et donc sur la valeur de son entreprise », précise Rémi Weidenmann, directeur exécutif de PSB.

Un obstacle que perçoit également Dimitri Durieux, président d’Otexio (CA 2019 : 7 M€ / 30 salariés), une entreprise spécialisée dans les bâches et filets pour l’industrie et le secteur du déchet basée à Vaulx-en-Velin (Rhône). Engagé dans un projet de croissance externe pour renforcer son savoir-faire et son portefeuille client, le dirigeant a bien conscience de l’âpreté de la situation : « Ce n’est absolument pas le moment de finaliser une acquisition. La question de la valorisation est trop incertaine, juge-t-il. Il faudra attendre quelques mois pour voir comment l’activité repart pour mieux parvenir à définir une valorisation ».

Si l’ensemble des secteurs devaient être touchés, certaines activités le seront davantage. « Les valorisations des entreprises de l’hôtellerie, la restauration ou l’événementiel seront plus durement impactées en raison de la dégradation de leur rentabilité », souligne Damien Dreux, vice-président de l’Ordre des Experts-Comptables Rhône-Alpes.

Alors qu’en temps normal, le prix de vente s’appuie, en partie, sur les bilans des trois dernières années, la perte d’activité soudaine rebat les cartes et la temporalité des projets de reprises. D’autant que, comme le note Brice Cabot, ancien cadre chez Michelin et candidat à la reprise, « bon nombre de repreneurs sont au chômage et la durée moyenne d’une reprise peut s’étaler jusqu’à dix-huit mois ». Une question d’agenda personnel qui peut aussi jouer sur la réalisation des projets de reprise engagés par des repreneurs physiques.

Une période propice pour la recherche de cibles

Pour autant, le contexte actuel offre l’opportunité de prendre le temps de mieux définir son projet. « La période est propice pour chercher des cibles potentielles et prendre le temps d’échanger avec les dirigeants », fait savoir Dimitri Durieux, d’Otexio, qui profite de ce timing pour prospecter et s’entretenir avec des cibles. Un projet de croissance externe qu’il prépare pour renforcer son savoir-faire et son portefeuille client dans le secteur du filet et des bâches. « Nous cherchons en priorité dans la région mais si je trouve la perle rare ailleurs, je ne ferme pas la porte », précise-t-il.

Ce point d’orgue, Brice Cabot l’utilise aussi pour affiner son projet de reprise. Le quinquagénaire a ciblé une PME du bâtiment et d’architecture d’intérieur d’une quinzaine de salariés. « Avec le vendeur, nous avions déjà, avant la crise, des points d’entente sur la méthodologie et le prix », explique-t-il. Sur la feuille de route initiale, la lettre d’intention (LOI) devait parvenir au cédant mi-avril. Elle le sera prochainement, le temps pour Brice Cabot d’approfondir son offre et ses objectifs. « Cette crise nous incite à aborder différemment certains éléments de notre stratégie », évoque-t-il.

« Demain, les banques pourraient se montrer plus exigeantes »

L’inconnue du financement

Dans cette équation au résultat inconnu, la problématique du financement est un point clé. « C’est primordial dans une reprise. D’autant que l’obtention d’un crédit aujourd’hui n’est pas assurée, même si la plupart des acteurs bancaires continuent à jouer le jeu, note Jessy-Laure Carol, d'In Extenso. Des acquéreurs ont appris que leurs demandes de financement ne seraient pas étudiées avant le mois de mai. »

Autre nuage à l’horizon : les établissements bancaires pourraient être amenés à revoir leurs exigences à la hausse pour s’assurer de la solidité de leurs créanciers. Pour Brice Cabot, la question de l’apport pourrait bouger : « Habituellement, les banques demandent 20 à 25 % d’apport pour une reprise. Demain, elles pourraient se montrer plus exigeantes », anticipe-t-il. Une inquiétude que tempère Damien Dreux, de l’Ordre des Experts-Comptables. « Si la valorisation est correcte, il n’y a pas de raison que les banques augmentent leur ratio d’apport. D’autant plus que les chargés d’affaires sont aujourd’hui débordés de demandes de prêts garantis par l’État (PGE), ce qui allonge les délais. En revanche, ils seront intéressés par des dossiers de LBO qui leur semblent viables car les banques ne margent quasiment pas sur les PGE ».

Vers une flambée des reprises ?

Et demain ? Selon les observateurs, le secteur des reprises pourrait connaître un véritable raz-de-marée. Pour Henri Loretto, du cabinet Synercom, « beaucoup de sociétés auront du mal à surmonter la crise, les scénarios de cession et d’adossement deviendront donc des solutions pérennes. La crise pourrait apporter de nombreuses opportunités de croissance externe pour le marché ». Un sentiment partagé par Stephan Honnorat de l’association CRA : « Des repreneurs moraux disent par exemple qu’il est précipité de faire des opérations de croissance externe aujourd’hui mais qu’ils les ramasseront à la pelle plus tard ».

Pour Damien Dreux, il est encore trop tôt pour anticiper l’avenir : « Nous y verrons plus clair à l’automne. Certaines activités, touchées de manière brutale, reviendront peut-être à 100 % avant l’automne, alors que d’autres, qui ont maintenu une activité pendant la crise mais avec une perte de productivité, accuseront peut-être un impact plus important. Tout dépendra de la reprise », conclut-il.

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