Saint-Étienne
La Cité du design a du plomb dans l’aile
Enquête Saint-Étienne # Services # Collectivités territoriales

La Cité du design a du plomb dans l’aile

S'abonner

Déficit qui se creuse, irrégularités budgétaires et fautes de gestions, suspicion de détournement de fonds par son ancien directeur… La Cité du design vit des heures difficiles. Si le modèle économique ne semble pas être remis en cause, l’activité de sa filiale commerciale Cité Services est dans le collimateur. Les résultats prochains d’un audit financier pourraient d’ailleurs précipiter sa chute.

Depuis sa création en 2006, la Cité du design peine à trouver un modèle économique pérenne — Photo : Charlotte Pierot

Étendard de l’autoproclamée "Saint-Etienne, capital française du design", la Cité du design a du plomb dans l’aile. Si la situation financière délicate de l’Établissement public de coopération culturelle (EPCC) qui porte la Cité du design et l’École Supérieure d’Art et Design n’est pas nouvelle, elle a pris au cours de l’été 2022 une tournure bien plus inquiétante.

Déjà pointé du doigt entre 2012 et 2015 pour son déficit structurel annuel de 500 000 euros, l’EPCC accusait, après une analyse financière des services de Saint-Etienne Métropole, un trou dans les caisses de 1,4 million d’euros sur l’exercice 2022. Un dépassement budgétaire que la métropole a comblé de sa poche après avoir voté à la rentrée une délibération dans ce sens.

Irrégularités et fautes de gestion

Si une partie de ce déficit est imputable au retrait en cours d’exercice d’une subvention de 600 000 euros de la Région, "il restait tout de même un trou de 800 000 euros à expliquer. Et il s’explique en grande majorité par des recettes inscrites au budget prévisionnel dont on ne trouve pas de trace dans la réalité", explique le président du conseil d’administration de la Cité du design, Marc Chassaubéné.

Entre "les recettes liées aux entrées de la Biennale du design et de la boutique qui ont sans doute été surévaluées", "des subventions du ministère de la Culture sur le pôle recherche et sur l’école, là aussi surévaluées", des "charges de chauffage et consommation énergétique non inscrites au budget", et "les dépassements budgétaires en matière de ressources humaines" alors même que "la masse salariale de la Cité du design augmente mécaniquement d’environ 170 000 euros par an du fait du glissement vieillesse technicité, qui correspond à l’évolution des carrières des salariés de la fonction publique"…. Ce ne sont pas moins de 250 000 euros que Marc Chassaubéné a pointés du doigt comme des "insincérités budgétaires et fautes de gestion", commises par l’ancien directeur de la Cité du design, Thierry Mandon, qui a démissionné le 18 octobre 2022.

30 000 euros détournés par Thierry Mandon ?

Pire, l’ancien secrétaire d’État à la Réforme de l’État et à la Simplification (2014) réaffecté l’année suivante à l’Enseignement Supérieur et à la Recherche, aurait détourné environ 30 000 euros d’argent public via des fausses factures transitant par la filiale commerciale de la Cité du design, Cité Services, créée en 2019 à la demande ce dernier.

"J’ai constaté certaines irrégularités et montants suspect sur des frais informatiques, des frais de déplacement… pour lesquels j’ai demandé des éléments comptables que j’ai eu du mal à obtenir. Je les ai obtenus fin août début septembre et j’ai pu constater qu’il s’agissait d’éléments comptables faux : des fausses factures, de fausses attestations, des problèmes d’identité de signature… J’ai donc transmis ces éléments au procureur de la République. Charge désormais aux enquêteurs de vérifier tout ça et de déterminer s’il y a eu d’autres détournements sur Cité Services et potentiellement à la Cité du design", développe Marc Chassaubéné.

À droite Thierry Mandon, l’ancien directeur de la Cité du Design en compagnie de Dominique Paret, nommé à la direction de Cité Services en 2021. Les deux hommes avaient collaboré sur l’organisation de la Biennale du Design 2019 — Photo : Gilles Cayuela - Le Journal des Entreprises

La filiale commerciale dans la tourmente

Si l’enquête judiciaire est en cours, le président de la Cité du design a tenu, lui, à poursuivre la sienne en confiant à deux cabinets d’expertise comptable et juridique un audit juridique sur la structuration de Cité Services, au cœur des dysfonctionnements constatés.

"Cet audit a permis de déterminer qu’il y avait certaines irrégularités et que la filiale commerciale ne pouvait pas être à la fois une structure "in house", c’est-à-dire une quasi régie de la Cité, et une entreprise indépendante qui œuvre pour des clients extérieurs et répond donc a des appels d’offres extérieurs", confie Marc Chassaubéné.

En clair, Cité Services qui a été créée à l’origine pour proposer les prestations de design et la méthodologie développée par la Cité du design à des entreprises, dans le but de compenser le déficit structurel de l’EPCC, aurait aujourd’hui un positionnement plus qu’ambigu. D’un côté, elle commercialise bien l’expertise de la Cité sous forme de conseils en innovation par le design, et de l’autre, elle met en œuvre les expositions proposées par la Cité, et notamment la Biennale, sans qu’aucun marché public n’ait été passé en amont.

"Cette mission de mise en œuvre des expositions nous a été proposée par Thierry Mandon comme une volonté de réaliser des économies de fonctionnement sur la Biennale. Ce qui dans la réalité ne s’est pas produit. En fait, il a fallu recréer une équipe au sein de la filiale qui, au passage, a pris une marge. Il n’y a donc pas eu d’économie. Cela a même coûté un peu plus cher", détaille Marc Chassaubéné.

Un audit financier en cours

Si le positionnement bancal de Cité Services avait déjà été mis en avant par la chambre régionale de la Cour des comptes, reste à savoir pourquoi Thierry Mandon a tenu à ce que ce soit la filiale commerciale de la Cité qui récupère cette mission de mise en œuvre des expositions. Serait-ce pour gonfler artificiellement le chiffre d’affaires de Cité Services et masquer ainsi l’incapacité de la structure à exister par elle-même ?

C’est la crainte formulée par le président de la Cité du design qui, en plus de l’audit juridique, a demandé un audit financier de Cité Services pour connaître précisément sa situation financière. "Notre crainte, c’est que cette filiale ne réalise pas ou quasiment pas de chiffre d’affaires par elle-même et que la commande de départ qui était de développer les services design aux entreprises et de permettre ainsi l’équilibre et la pérennité du modèle économique de la Cité du design ne soit pas respectée", lance le président de la Cité du design et vice-président de Saint-Etienne Métropole.

Selon l’élu, sur 1,2 million d’euros de chiffre d’affaires généré par Cité Services, une grosse partie proviendrait de la mise en œuvre des expositions de la Cité du design. "Sans parler des 300 000 euros de contrats environ qui sont le fait de clients historiques de la Cité du design dont La Poste", précise Marc Chassaubéné qui, à ce jour, est dans l’incapacité de préciser si la structure est déficitaire ou rentable.

Un modèle juridique et économique à revoir ?

Contacté par téléphone, le directeur de Cité Services, Dominique Paret, également pointé du doigt par l’élu pour son profil "pas suffisamment business développeur", défend son bilan et botte en touche pour ce qui est du mélange des genres évoqué par Marc Chassaubéné.

"La Cité du design nous a confié la production technique des expositions. C’est un choix de notre actionnaire que je n’ai pas à commenter. Les contrats ont été signés par Marc Chassaubéné et Thierry Mandon à l’époque. En tant que filiale, on nous a demandé de faire quelque chose, on l’a exécuté et on l’a plutôt bien fait. Pour ce qui concerne notre activité de conseil en innovation par le design, elle est en progression constante depuis mon arrivée en 2021", assure Dominique Paret.

Selon le directeur de Cité Services, le chiffre d’affaires serait passé de 79 000 euros HT en 2020 à 240 000 euros HT en 2021 et 534 000 euros HT en 2022. "Et nous poursuivons cette progression puisque nous avions à fin février 2023 déjà 380 000 euros HT de commandes", dévoile l’ancien directeur Enseignement Supérieur Recherche, Innovation et Entrepreneuriat de Saint-Etienne Métropole (2010-2021).

Revendiquant quelques beaux contrats commerciaux en cours avec Eventeam (Événementiel sportif, Hauts-de-Seine), la start-up stéphanoise Eenuee, le CETIM, Enedis, Serenicity (prévention des cyberattaques), Tôlerie Forézienne, ainsi que la signature de marchés publics majeurs avec l’ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), la Ville d’Orléans ou encore la Banque des Territoires… Dominique Paret assure que Cité Services est aujourd’hui rentable.

"Nous avons fait 100 000 euros de résultat en 2022 et cette année on va faire 65 000 euros. Nous sommes en phase de consolidation. Je crois beaucoup au développement de notre activité car nous répondons à un besoin", estime celui qui pourrait bien faire les frais des résultats de l’audit financier en cours. En effet, si plusieurs scénarios sont sur la table, l’audit pourrait déboucher, début avril, sur la liquidation pure et simple de Cité Services. "Dans ce cas, il faudra trouver un autre modèle juridique pour porter le modèle économique qui consiste à opérer des prestations design et qui reste pour moi le bon modèle", estime Marc Chassaubéné.

Un problème de concurrence

Un modèle qui devra toutefois prendre un peu plus en compte son écosystème comme l’appel de ses vœux le collectif Designers +. "En définitive, nous avons peu de liens avec la Cité du design, constate Philippe Moine, le président du réseau professionnel qui fédère près de 90 designers en Auvergne-Rhône-Alpes. À l’arrivée de Thierry Mandon, des liens ont été retissés mais au final cela n’a pas franchement évolué."

La création de Cité Services semble même avoir cristallisé quelques tensions. "Le positionnement de Cité Services n’est pas clair. Entre ce qui nous a été présenté au départ et ce que l’on a constaté en 2022, on s’est rendu compte qu’ils se positionnaient comme des concurrents. Ils ont embauché des designers en interne pour mener leurs missions alors qu’on nous avait dit que l’idée était de faire appel à des designers de l’extérieur", explique Philippe Moine. Par ailleurs, Cité Services qui se défend d’aller sur le design produit et se positionne sur le design de service semble avoir oublié que "80 % de nos designers travaillent dans le design de service", ajoute Philippe Moine, qui estime qu’il y a là "une forme d’ambiguïté".

De son côté, Dominique Paret assure que Cité Services fait travailler des adhérents de Designers +. "On leur ouvre même certaines portes notamment dans la cybersécurité. A priori, sans Cité Services, aucuns designers n’auraient eu l’idée ou la possibilité d’adresser ce marché".

Des propos qui pourraient bien refroidir un peu plus les relations entre la filiale commerciale de la Cité du design et Designers +. Les deux entités qui ont collaboré à l’organisation en novembre dernier des Design Up Days, visant à challenger sur 48 heures les concepts de designers pour les pousser jusqu’au marché, ont évoqué la possibilité d’organiser ensemble une seconde édition. "Nous attendons toujours leur réponse", confie Philippe Moine.

Saint-Étienne # Services # Services aux entreprises # Collectivités territoriales
Fiche entreprise
Retrouvez toutes les informations sur l’entreprise CITE DU DESIGN ECOLE SUPERIEURE D'ART ET DE DESIGN