« Devant les soubresauts de la conjoncture mondiale, les dirigeants jouent la prudence »
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« Devant les soubresauts de la conjoncture mondiale, les dirigeants jouent la prudence »

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Chargés de représenter les intérêts des entreprises commerciales, industrielles et de services les Chambres de commerce sont nées en 1499, et la Banque de France créée sous Bonaparte en 1800 pour orienter la politique monétaire en étudiant la conjoncture économique - sont souvent remises en cause par les dirigeants. Comment Philippe Guérand, président de la CCI régionale et Christian-Jacques Berret, directeur régional de la Banque de France, orientent-ils leurs actions pour fluidifier le fonctionnement de l’économie entrepreneuriale en Auvergne-Rhône-Alpes ? De quelle façon leurs structures s’adaptent-elles à l’économie 4.0 et aux nouvelles formes d’entrepreneuriat ? Interview

— Photo : Audrey Henrion

Le Journal des entreprises : Quelle relation de proximité – et donc d’efficacité - vos institutions séculaires entretiennent-elles avec les dirigeants d’Auvergne-Rhône-Alpes ?

Christian-Jacques Berret :  Nous prenons le pouls de l’économie, afin de remonter les données au gouvernement qui oriente sa stratégie économique au plus près de la réalité du terrain. En AuRA, nous cotons 44 000 entreprises, sur une base de données totale de 821 000 entreprises tous secteurs confondus, à la condition qu’elles réalisent plus de 750 000 euros de chiffres d’affaires. Pour coter les entreprises, nous analysons non seulement les chiffres déposés au greffe mais aussi les données de l’URSSAF, les crédits distribués aux entreprises par catégories, banque, volume, les impayés, les défaillances. En plus, nous interrogeons chaque mois, par téléphone, 1 100 dirigeants qui livrent un état d’esprit. Sans oublier une étude annuelle conduite entre décembre et janvier auprès de 4 500 autres entreprises. L’ensemble permet d’évaluer la qualité du tissu entrepreneurial et permet de contrôler indirectement la gestion des banques.

Philippe Guérand : Nous interrogeons régulièrement 500 entreprises tous les six mois, et entretenons avec les pôles de compétitivité, les clusters et les branches professionnelles un dialogue soutenu, des échanges retranscrits dans un numéro de Conjonctura, qui livre les points de vue et « feed-back de chaque branche professionnelle en AURA. Depuis un an, l’outil de pilotage de la gestion client, Vitae, nous permet aussi d’affiner les usages que nos ressortissants font de nos outils, payants ou gratuits.

Les dirigeants peuvent néanmoins reprocher à vos institutions d’être éloignées de leurs besoins concrets. Quelle est votre degré de réactivité face aux soubresauts de l’actualité économique ?

C-J. B. : Lorsque les entreprises ont des difficultés à trouver des financements elles vont voir les chambres des métiers, les chambres consulaires, ou le centre d’information et de prévention pour l’aspect juridique. Mais il n’y a pas d’action collective de notre part. La Banque de France ne donne pas de consignes aux organismes bancaires et ne conseille pas directement les dirigeants. Avec le médiateur du crédit en revanche, nous pouvons mettre tout le monde autour de la table quand la confiance a été rompue et apporter un regard neuf et neutre sur une situation.

P.G : Nos chambres consulaires sont davantage dans l’action, mais sans soutenir une entreprise par rapport à d’autres ce qui provoquerait une distorsion de concurrence. Nous venons en appui d’un secteur en mettant nos 1 600 conseillers à la disposition des filières, pôles et secteurs d’activité. Nous travaillons avec nos 120 élus régionaux pour aborder en assemblée générale des thèmes centraux tels que le Brexit, le prélèvement à la source…

Philippe Guérand, seuls 12 % des dirigeants ont voté lors des dernières élections consulaires. Comment réconcilier les chambres consulaires avec le monde économique ?

P.G. :  Nous relevons un taux de satisfaction de 82 % de nos entreprises sur nos services. Mais il est vrai que sur les 370 000 entreprises inscrites au registre du commerce en Auvergne-Rhône-Alpes, la majorité n’a jamais poussé les portes d'une chambre de commerce. Nous avons beaucoup d’offres, trop peut-être. Exemple nous avons 2 000 produits en catalogue et passerons à 100 produits en fin d’année. De toute façon nous n’avons pas le choix la baisse des dotations budgétaires impacte à la baisse 75 % de notre ressource fiscale.

Bpifrance n’a-t-elle pas capté l’intérêt des dirigeants en packageant des offres plus complètes, avec en prime un accès au crédit que vous ne proposez pas ?

P.G. : Comme entrepreneur je ne crains pas la concurrence, au contraire je trouve que c’est très sain. Mais pour qu’une entreprise emprunte et entame son chemin de croissance, encore faut-il qu’elle aille bien. Nous, nous sommes sur le chantier des TPE PME qui ont besoin d’accompagnement. Les entreprises en croissance n’ont pas besoin des chambres. On est complémentaire de BPI et travaillons ensemble sur le terrain, en se passant le relais. Notamment sur la Team France Export avec Bpifrance, Business France, la Région, le Medef, la CPME…

On est là assez loin du guichet unique, et même davantage dans le millefeuille que vous dénoncez !

C-J B. : En termes de guichet unique, la Banque de France régionale porte un projet de convention avec la CCIR, puisque l’une de nos nombreuses missions consiste à éduquer et donner une culture économique aux particuliers et petits entrepreneurs. Ainsi il nous arrive fréquemment dans les territoires de travailler ensemble en proposant des séances de formations pour les commerçants. On envisage de densifier cette façon de travailler ensemble et pour optimiser nos complémentarités.

P.G. : Les CCI incarnent le seul réseau d'État capable de travailler avec ses agences et satellites la Banque de France mais aussi l’Ademe, Business France, Bpifrance. Nous apportons une brique supplémentaire.

À propos d’information économique, les dirigeants ne sont pas contre le fait de partager leurs résultats auprès des banques, des assurances, et à l'État, mais que pensez-vous de la publication de ces données, consultables sur le web pour 3 euros et qui les rend vulnérables, notamment à l’international ?

C-J B. : Ce point figure en effet parmi les multiples sujets d’harmonisation entre pays européens. Mais il échappe à la Banque de France car l’obligation de publier auprès du greffe de son Tribunal de commerce relève du pouvoir législatif. Les astreintes financières ont par ailleurs été alourdies pour pousser les dirigeants à déclarer leurs résultats. Mon point de vue est que si l’on doit arriver à rapprocher les systèmes bancaires européens, ce genre de distorsion devrait être réglé mais il ne le sera que par la loi et la volonté des pouvoirs publics.

P.G. :  Nous sommes largement alertés sur ce point par nos ressortissants exportateurs et faisons remonter cette observation à nos autorités législatives. Que des entreprises étrangères puissent obtenir 100 % des informations stratégiques et confidentielles en passant par Infogreffe pose un problème.

C-J B. : J’ajoute que parfois, les dirigeants de PME se trompent et imaginent que leurs concurrents peuvent consulter leur cotation Banque de France. Évidemment que non ! Les entreprises ne doivent pas craindre que cette évaluation soit communiquée à des concurrents. Si elle l’était, par l’intermédiaire d’une banque par exemple, cela relèverait de la faute professionnelle lourde.

Quel regard vos organismes séculaires portent-ils sur les nouvelles formes d’entrepreneuriat tel que l’ESS ou encore le secteur de l’économie verte et les entreprises à mission ?

P. G. : Les chambres consulaires sont tenues sur le plan régalien d’aider des entreprises inscrites au registre du commerce. Or dans notre nomenclature, l’économie sociale et solidaire relève du système associatif et est donc hors champ. Je veux cependant souligner qu’une entreprise capitaliste n'est pas moins sociale ni moins solidaire qu'une ESS. Elle ne se préoccupe pas moins de son personnel, de ses clients ou du niveau de son empreinte carbone.

C-J B. Si le secteur de l’ESS représente des sommes et des enjeux plus petits que le secteur « marchand classique, il prend une importance sociétale majeure. Au sein de la Banque de France, l’on voudrait par exemple introduire cette notion de responsabilité sociétale dans notre cotation. Il s’agit là de critères qualitatifs, donc difficiles à mesurer et que l’on cherche à considérer en cataloguant des investissements plus ou moins responsables ou au contraire dangereux pour le climat. Socialement, on pourrait, ce n’est qu’un exemple, regarder le nombre de procès au Prudhomme, reflétant un comportement pas seulement économique.

Une harmonisation, a minima européenne, est-elle au programme ?

C-J. B. : La Banque de France a créé en décembre 2017 The Network for Greening the Financial System (NGFS), le « réseau pour verdir le système financier. Il compte 46 membres et 9 observateurs dont le FMI, avec une présence sur cinq continents. Ce groupe propose à la Commission européenne de dresser une taxinomie des actifs verts - ou au contraire bruns (polluants) - pour parvenir à une action de labellisation. Une fois sur pieds, celle-ci attirera - ou non - des clients, des fournisseurs, investisseurs, épargnants et modifiera les données des régulateurs que nous sommes.

Ce mouvement est-il accompagné par les Chambres consulaires ?

P. G. :  Cela fait partie de l’une de nos cinq missions essentielles définies par l’État. La transition écologique n'a pas pour conséquence de diminuer l’activité d’une entreprise ! L’innovation, la recherche vers une économie plus respectueuse de l’environnement ont besoin d’être financés. Et cela d’autant plus que les critères d’achats sont en train de changer. Les chefs d’entreprise ont conscience que les produits non responsables ne se vendront plus.

Quel a été le climat des affaires en 2019 ?

C-J. B. : L’année 2019 a accusé un fort ralentissement lié au contexte international. Avec le spectre du Brexit les départements agricoles souffrent un peu. D’autres, qui ont une activité d’entrepôt ou de stockage se portent mieux : les entreprises importatrices de produits britanniques anticipent la hausse des droits de douane à venir et ont tendance à acheter en avance. Si l’on raisonne par filière, on observe dans le BTP une baisse des permis de construire. La météo s’assombrit aussi un peu du côté de la métallurgie, l’intérim recrute mal, tandis que le transport marque le pas. En 2019, les sous-traitants de la filière automobile ont souffert. Ils s’adaptent et certains se tournent vers l’aéronautique mais ce secteur est moins tourné vers les métiers de la plasturgie et du décolletage. Sans compter que les composants décolletés seront sept fois moins importants dans un véhicule tout électrique que dans un véhicule thermique. Heureusement, le luxe, la parfumerie, mais aussi le bâtiment industriel continuent d’investir.

Comment se dessine la conjoncture pour l’année 2020 ?

C-J B. : La tendance est à la prudence, à l’incertitude. Nous craignons une crise, moins forte qu’en 2008 mais qui risque de durer plus longtemps et qui bloquerait les investissements. Mais paradoxalement les dirigeants ne sont pas pessimistes. La preuve, beaucoup cherchent désespérément à recruter !

P.G. : Nous relevons un déclin des courbes fin 2019. Nous ne sommes pas inquiets mais attentifs pour 2020 qui risque de subir une baisse sensible des carnets de commandes compte tenu du contexte international. Cette conjoncture mondiale s’oriente vers une déréglementation et dérégulation liée à la bataille à laquelle se livrent la Chine et les États-Unis. Cela provoque malheureusement des perturbations dans toutes les filières. Le capitalisme sauvage, ça ne marche pas.

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