Dans les Alpes, la colère froide des professionnels de la montagne
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Dans les Alpes, la colère froide des professionnels de la montagne

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Coup dur pour les stations de ski : les remontées mécaniques et autres équipements collectifs ne pourront pas fonctionner en cette fin d'année, crise sanitaire oblige. En Savoie et en Haute-Savoie, syndicats professionnels et chefs d’entreprise se démènent pour trouver une parade à un possible désastre économique et social.

A Valloire, les annonces gouvernementales pourraient modifier les projets d'investissement sur la station. — Photo : SEM Valloire

« Chaos », « douche froide ». Il a fallu aux professionnels de la montagne quelques heures pour absorber le choc. « Mardi après-midi (le 24 novembre, NDLR), le Premier ministre Jean Castex présentait à l’Assemblée Nationale les scénarios possibles pour la réouverture des stations de montagnes en se donnant dix jours pour avancer une date, que l’on espérait au 15 décembre. Et trois heures après, nous avons entendu, médusés, la position du président de la République voulant privilégier une ouverture courant janvier dans de bonnes conditions », rapporte Michaël Ruysschaert, directeur général de l'Agence Savoie Mont Blanc, qui regroupe 112 stations, 1 708 remontées mécaniques et emploie 11 000 moniteurs de ski. Cet organe départemental est le bras armé du tourisme pour la Savoie et la Haute-Savoie, première destination annuelle en France avec 67,6 millions de nuitées en 2018 dont 31 % de nuitées étrangères.

59 000 emplois en Savoie

Pour les seuls départements de Savoie et Haute-Savoie, le tourisme pèse 59 000 emplois. Mais l’onde de choc est bien plus vaste. Un milliard d’euros, c’est, par exemple les recettes annuelles des domaines skiables en France.

« Avec une ouverture au 10 janvier, et l’amputation d’un quart de la saison, on redoute une perte de chiffre d’affaires de près de 60 %. Nous parviendrons difficilement à assurer le paiement de nos charges fixes », illustre Pascal Vie, directeur général délégué de Savoie Stations Ingénierie Touristique (SSIT), société d’économie mixte détenue à 74 % par le département de la Savoie, actionnaire principal de la station de Val Thorens et actionnaire minoritaire de 14 stations de ski savoyarde (Valloire, Valmeinier, Courchevel, Pralognan-la-Vanoise…). « Les exploitants de remontées mécaniques ont une activité capitalistique avec 90 % de charges fixes liées à l’amortissement et à l’entretien des infrastructures. Beaucoup d’exploitants vont terminer la saison dans le rouge avec des capacités d’investissement en baisse », déplore-t-il.

Situation financière dégradée

Le risque s’annonce donc double : une difficulté à assurer le maintien en état des infrastructures et une impossibilité d’investir dans de nouveaux projets structurants pour les stations. À Valloire (Savoie), l’inquiétude est réelle alors que la société d'économie mixte (SEM) en charge des remontées mécaniques s’est lancée dans un vaste plan d’investissement de 36 millions d’euros entre 2020 et 2028. « On va être obligé de revoir notre plan d’investissement alors qu’on avait engagé un basculement de l’activité orientée 'tout ski' vers le 'quatre-saisons' », explique Jean-Marie Martin, PDG de la SEM Valloire (CA 2019 : 14,5 M€ ; 40 permanents et 150 salariés en saison). Avec une baisse de 15 % de recettes après la fermeture précipitée en mars et malgré un résultat net nul, cette deuxième fermeture laisse déjà des traces. « Avec cette décision, on perd déjà 20 % de chiffre d’affaires », avance Jean-Marie Martin qui craint pour l’avenir : « Ce n’est pas le moment de nous couper les ailes ».

Au sein de la SSIT, les dividendes perçus via la SETAM Val Thorens (CA 2019 : 57,80 M€ ; résultat net 2019 : 10,30 M€) sont réinvestis dans les quatorze sociétés d’exploitations de remontées mécaniques plus fragiles dont elle est actionnaire. « Avec une situation financière dégradée, nous ne pourrons plus financer de nouveaux projets immobiliers comme le rachat de centres de vacances ou de résidences de tourisme », souligne Pascal Vie.

Un effet d’entraînement en panne qui fait craindre des répercussions plus globales sur l’ensemble de la filière montagne. « Un euro dépensé dans un forfait de ski, c’est environ 6 euros dépensés ailleurs en station. », note Pascal Vie qui rappelle que le tourisme représente 60 % du PIB de la Savoie.

Reste que la saison d’hiver redémarrera bien un jour et qu’il faut préparer les pistes. « La fermeture des remontées mécaniques nous permettra d’économiser près de 60 % de nos charges fixes sur l’énergie et les dépenses de personnels mais nous sommes en pleine phase de production de neige de culture. Nous devons damer les pistes pour qu’elles soient prêtes malgré tout », ajoute Jean-Marie Martin, qui évoque aussi la nécessité de procéder à des maintenances préventives coûteuses sur les infrastructures.

Actions de lobbying

Alors depuis le 24 novembre, les coups de fil sont incessants. Et les directeurs de stations passent leurs journées en réunions de crise. Planchant sur des dossiers tous plus urgents et importants les uns que les autres. Mais deux sortent du lot. Le premier, peser de tout leur poids dans des actions de lobbying pour permettre aux stations d’être ouvertes le plus rapidement possible et à 100 %, c’est-à-dire avec des remontées mécaniques en activité.

L’autre, sur un plan plus marketing et commercial, consiste à cogiter, et vite, pour réinventer l’offre et raconter une histoire aux clients pour qu’ils aient envie de passer Noël dans un chalet à la montagne, se balader et prendre l’air. Réinventer la station de sport d’hiver, la destination « altitude » autour d’une promesse qui sera radicalement différente mais fera peut-être vivre quelques hôtels et commerces.

Car même les garanties d’annulation des réservations à J-1, sans frais ni justificatifs, ne suffisent plus à convaincre les Français de passer Noël en altitude. « Nous sommes capables de proposer des nuitées sans ski et on espère que c’est la bonne approche, il y a une vie dans les villages, qu’il faut valoriser, encadrer pour attirer un public d’amoureux de la montagne », veut croire Michaël Ruysschaert, directeur général de Savoie-Mont Blanc Tourisme.

Sur le terrain, un observateur confirme que « les standards sont saturés de demandes d’annulation. Et quelles que soient les décisions à venir, ces annulations-là nous n’arriverons pas à les rattraper ».

Tester de nouvelles pratiques

Pour limiter la casse, les stations mettent en avant les balades en raquettes, s’interrogent sur la possibilité offerte ou non aux hôtels de servir des repas à leur seule clientèle, proposent de tester à partir du 15 décembre un « Lab » autour de la pratique du ski de fond, très peu accidentogène. « Et même si le gouvernement venait à autoriser ces activités entre le 18 décembre et février, un plan de soutien sera nécessaire pour accompagner les professionnels », juge un observateur, qui rappelle que la ministre du Travail Élisabeth Borne encourageait dimanche 15 novembre les professionnels du ski à embaucher des saisonniers.

« Nous avons, depuis trois mois, planché durant des milliers d’heures sur les protocoles. Qu’on nous dise que tout ne peut pas être comme avant c’est sûr, qu’il faille faire des efforts ou installer des quotas on l’entend aussi mais annoncer que ce sera fermé jusqu’en janvier et point barre... là on ne comprend pas », claque ce dirigeant.

« Nous sommes dans l'attente, pressante, d'un rendez-vous avec Jean Castex, indique Fabrice Pannekoucke, conseiller régional délégué aux vallées de montagne et élu de Moûtiers (Savoie). Cette décision est incompréhensible dans un contexte où les stations de Suisse et d'Autriche sont ouvertes. L'ouverture au plus tôt est souhaitée », indique-t-il.

Hôpitaux saturés

Pourtant, les acteurs du tourisme en montagne le savent. Les chiffres de l’épidémie ne sont pas bons en Savoie et Haute-Savoie, les hôpitaux sont saturés et il n’était pour le chef de l’exécutif pas question de surcharger davantage les hommes et femmes en blanc. « Le sujet c’est l’accidentologie », consent cet interlocuteur. Mais on connaît statistiquement les risques, essayons d’anticiper, de fixer des quotas pour la fréquentation des pistes », avance-t-il. Pour ce spécialiste du tourisme de montagne, le risque de contamination sur les pistes est faible. « Quand on est en plein air avec des gants, un masque et un casque, dire qu’on va être contaminés, franchement il y a d’autres lieux plus dangereux que le plein air à 2 000 mètres d’altitude ».

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