Le Journal des Entreprises : Vous avez obtenu en octobre dernier le label « Vitrine de l’industrie du futur ». Pourquoi avoir candidaté ?
Marc Becker : L’Alliance Industrie du futur, une association qui accompagne les entreprises françaises vers une industrie connectée et digitalisée, a besoin de locomotives pour entraîner le tissu de PME national. Nous avons candidaté à ce label avec un projet qui nous semblait innovant : le programme « Utilités et énergies dans l’industrie du futur », une démarche d’efficacité énergétique ambitieuse.
Nous sommes des industriels de la vieille Europe, dans un pays où le coût du travail est le plus cher au monde. Nous sommes donc « condamnés » à innover pour améliorer notre compétitivité et avoir un coup d’avance sur nos concurrents…
En quoi consiste ce programme « Utilités et énergies dans l’industrie du futur » ?
M. B. : Il s’agit de créer et déployer un système intelligent de gestion de nos flux industriels (chaud, froid, éclairage et mécanique des fluides). Cela passe par l’adaptation des équipements, notamment l’installation d’un éclairage biodynamique, la généralisation de la démarche de développement écoresponsable pour les flux, qui a permis une réduction de la consommation équivalente à la consommation annuelle d’eau de 550 personnes, ou encore la réduction de la consommation électrique, équivalente aux besoins de plus de 900 foyers. 99 % de nos rejets sont aujourd’hui recyclés.
« L’objectif de ce programme était de stabiliser Schaeffler France, compte tenu des enjeux de compétitivité auxquels nous sommes confrontés. »
Nous travaillons également sur l’interconnexion entre les flux physiques et de données via le cloud pour un pilotage optimisé. Nous planchons en outre sur une démarche collaborative qui implique les salariés du site, des industriels de la région, les organismes de référence, comme l’Ademe et l’Adira, ou encore les acteurs académiques locaux, comme l’Insa de Strasbourg, Telecom Physique Strasbourg ou l’IUT d’Haguenau, et également la Région Grand Est.
Ce programme est-il piloté par la maison-mère, le groupe allemand Schaeffler, qui emploie 92 000 salariés dans le monde ?
M. B. : Non, c’est un projet initié par Schaeffler France, dont le siège social et la principale usine sont situés à Haguenau (dans le Bas-Rhin ; d’autres usines sont basées à Calais, Clamart et Orléans, NDLR). Une fois la feuille de route définie, nous avons interpellé le siège – une trentaine de décideurs à convaincre – qui nous a donné le feu vert pour challenger nos équipes. L’objectif étant de stabiliser Schaeffler France, compte tenu des enjeux de compétitivité auxquels nous sommes confrontés. Même si ce projet, lancé en 2016 et qui sera totalement déployé cette année, est désormais une source d’inspiration pour d’autres sites et s’inscrit pleinement dans le plan de progrès « Plus One 2020 » du groupe. Ce plan vise à améliorer ses ventes, son bilan et sa flexibilité financière, pour permettre à Schaeffler de rester leader dans son domaine, en anticipant les besoins de demain, en termes de mobilité notamment.
Le groupe a traversé une période de turbulence en 2008-2009. A-t-il depuis renoué avec la croissance ?
M. B. : Le groupe revient de loin. L’échec de la tentative de rachat du fabricant de pneus Continental, trois fois plus gros que Schaeffler, a plongé l’entreprise dans une situation proche du dépôt de bilan, en pleine crise financière mondiale et dans un contexte d’effondrement du marché automobile. L’entreprise a dû faire appel aux obligations et actions pour se renflouer (l’endettement s’élevait alors à quelque 11 milliards d’euros, NDLR).
Depuis 2015, nous sommes entrés dans une logique boursière, même si la famille fondatrice détient encore 79 % du capital. Mais l’entrée en Bourse a contribué à assainir la trésorerie du groupe.
Le programme mis en œuvre par Schaeffler France a fait entrer la filiale dans l’ère de l’industrie 4.0. Comment ce virage a-t-il été perçu par les salariés ?
M. B. : Nous avons souhaité impliquer l’ensemble des salariés (2 500 en France, dont 2 100 personnes à Haguenau, NDLR) dans ce projet de grande ampleur. Il nous faut une organisation agile. Cela passe par une organisation lean, un lobbying efficace auprès du siège et la transformation numérique de nos sites. Mais cela n’est possible que si les salariés adhèrent au projet. Il n’est pas simple de convaincre les partenaires sociaux de la nécessité de plus de flexibilité.
« La performance économique doit être considérée comme un moyen de concrétiser nos projets d’avenir. Elle ne sert pas que pour les résultats présents. »
Nous avons tous les ingrédients localement pour être innovants : on fait des machines spéciales pour le groupe, on fabrique nos propres outils, on conçoit nos produits. On est capables de partir d’une feuille blanche pour faire un produit complexe. Nous avons des talents humains en interne, nous arrivons à en attirer et nous avons un bon vivier de formations en Alsace du nord. Mais jusqu’à présent, on n’arrivait pas toujours à les faire travailler ensemble, dans la bonne direction.
Quelle transformation organisationnelle a dû être opérée ?
M. B. : Cette transformation nécessitait d’abord que j’apprenne à déléguer plus… (rires) Il m’a fallu accepter que je ne pouvais pas être au courant de tout, qu’il était impossible à mon niveau de pratiquer du micro-management. Me résigner à ne pas tout connaître de l’entreprise. L’opérationnel prend bien souvent le dessus sur le stratégique. Un constat agaçant mais il est important de faire confiance à ses équipes. J’ai ainsi pu dégager l’équivalent d’une demi-journée par semaine pour m’occuper du futur de Schaeffler.
Et du côté des équipes ?
M. B. : Les décisions doivent être prises au bon niveau pour éviter les escalades de décisions et gagner du temps. Nous avons abandonné une organisation en silos pour fonctionner en mode projets, en mode start-up, en s’ouvrant également à des relations avec l’écosystème économique local. Cela est passé par le réaménagement des bureaux, avec la création d’un open space et d’espaces d’isolement, pour rendre l’espace de travail plus modulable et collaboratif. Nous avons désigné des sites expérimentaux pour travailler sur l’amélioration du management de l’innovation, sur toute la chaîne de valeur. Cette expérimentation se diffuse progressivement à l’ensemble de nos sites.
La performance économique doit être considérée comme un moyen de concrétiser nos projets d’avenir, pas que pour les résultats. Elle passe aussi par la qualité de vie au travail. Nous savons pouvoir compter sur des collaborateurs mobilisés. Ils sont en ordre de marche, et plus que motivés !