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L'été de tous les espoirs pour les brasseurs alsaciens
Enquête Alsace # Agroalimentaire # Conjoncture

L'été de tous les espoirs pour les brasseurs alsaciens

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Avec 95 % de la production hexagonale de houblon cultivée en Alsace et 80 brasseries, la filière brassicole alsacienne produit la moitié des bières françaises. Réalisant de gros volumes pour les cafés, hôtels et restaurants fermés depuis six mois, comment la filière prépare-t-elle la saison estivale ?

Les brasseurs artisanaux, comme ici à la brasserie Saint-Pierre dans le Bas-Rhin, ont engagé beaucoup d’investissements pour suivre la croissance du secteur ces dix dernières années — Photo : Brasserie Saint-Pierre

La crise sanitaire met les brasseurs alsaciens sous pression. Pourtant, la filière connaît une belle progression depuis une dizaine d’années. Pour Maxime Costilhes, délégué général de Brasseurs de France, l’association représentante de la profession, la brasserie française est même "le secteur de l’agroalimentaire le plus dynamique en matière de création d’emplois, d’entreprises et d’investissement". Brasseurs de France recense 2 000 brasseries dans l’Hexagone, créatrice de quelque 7 750 emplois directs. Sur ce marché porteur, la brasserie française artisanale affichait "des croissances de 25 % des volumes annuellement ces dernières années et, sur cette base, des prévisions de croissance prometteuses en 2020", poursuit le délégué général. Les Français étaient en train de rattraper leur retard en matière de consommation de bière. Car l’Hexagone, avec 33 litres par an et par habitant, est le pays européen le moins consommateur de bière. Sur le vieux continent, nos voisins en consomment en moyenne 70 litres par an et par habitant.

C’était sans compter sur un grain de sable nommé Covid-19 qui a pris la forme d’un tsunami mondial et a mis à mal des pans entiers de l’économie, à commencer par celui de la restauration. "Depuis un an, l’annulation des événements festifs, sportifs et culturels a privé la brasserie française d’un débouché majeur. De plus, la fermeture des CHR (cafés, hôtels et restaurants, NDLR) pendant six mois en 2020 a entraîné une baisse des volumes des ventes de 50 % dans ce réseau de distribution. La croissance de 7,8 % des ventes en GMS (grandes et moyennes surfaces, NDLR) la même année, est loin de compenser les pertes engendrées dans les deux autres canaux de distribution", reconnaît Maxime Costilhes. Dans la région, même le poids lourd du secteur n’a pas été épargné. La brasserie Kronenbourg à Obernai (Bas-Rhin) (CA 2019 : 958 millions d’euros ; 1 200 salariés) appartient au danois Carlsberg. Celle-ci réalise 70 % de son activité en GMS et 30 % en CHD, consommation hors domicile. Au plus fort du premier confinement, le site a été contraint de restreindre de 50 % sa production mensuelle pendant quelques semaines.

L’Alsace est la première région brassicole du pays avec 50 % des bières françaises produites ici. Brasseurs d’Alsace, représentation régionale de Brasseurs de France, y recense 80 brasseries et 2 000 emplois directs pour un chiffre d’affaires d’environ 1,4 milliard d’euros. Éric Trossat, président de Brasseurs d’Alsace, souligne que "80 % des 80 brasseries alsaciennes sont nées il y a trois à cinq ans en raison de l’engouement du consommateur pour l’artisanal et le régional". Cette demande a porté le secteur ces dix dernières années et il a engagé beaucoup d’investissements. "Brasser de la bière est une activité capitalistique qui nécessite des capacités de production. Pour suivre les croissances de 10 à 15 % par an, la brasserie française, notamment artisanale, a investi et s’est endettée en prévision d’une année 2020 sur les mêmes tendances de croissance", précise Éric Trossat. Mais avec le Covid, les courbes de progression se sont inversées et le président des Brasseurs d’Alsace reconnaît maintenant que beaucoup de brasseurs survivent grâce aux aides publiques.

Des aides à la destruction…

Prêts garantis par l’État et Fonds de solidarité viennent soutenir un secteur majoritairement constitué de petites entreprises. La profession a même négocié avec FranceAgriMer, l’établissement national des produits de l’agriculture et de la mer, un fonds spécifique au titre de l’année 2020, doté de 4,5 millions d’euros pour compenser les destructions de fûts de bière arrivés en date limite de consommation à cause de la fermeture des cafés et des restaurants. Rien qu’au printemps 2020, dix millions de litres de bières ont été détruits en France, estime Maxime Costilhes. Les brasseurs commencent à recevoir cette aide sous forme d’enveloppes forfaitaires de quelques dizaines de milliers d’euros. Mais tout le monde n’y a pas le droit. Elle s’applique aux brasseries produisant moins de 200 000 hectolitres de bière par an, soit "la majorité des producteurs français", indique le délégué général de Brasseurs de France.

… qui ne profitent pas à tout le monde

Terre brassicole, l’Alsace est aussi le berceau d’implantation des plus gros brasseurs tricolores. À commencer par l’une des plus anciennes brasseries indépendantes et familiales de France, le groupe Meteor dirigé par la huitième génération à Hochfelden dans le Bas-Rhin. Avec ses 240 salariés, le groupe a réalisé un chiffre d’affaires consolidé de l’ordre de 40 à 45 millions d’euros en 2020, en chute de 34 % par rapport à 2019. "Avec une production de 500 000 hectolitres par an, nous ne sommes pas éligibles aux aides à la destruction. Cette décision est infondée car les brasseries indépendantes devraient aussi pouvoir être soutenues", estime Édouard Haag, président de Meteor qui a détruit 3 000 hectolitres pendant le premier confinement. Réalisant 57 % de ses volumes avec le CHR et 43 % en GMS, le brasseur alsacien a connu en 2020 sa "plus mauvaise année depuis la seconde guerre mondiale". Dans la grande distribution, la marque a progressé de 14 % l’année dernière, là où la croissance nationale est estimée à un peu moins de 8 %. Pour autant, "cette surperformance en GMS" expliquée, selon Édouard Haag, par "un report de la consommation hors domicile vers le foyer" ne suffit pas à compenser le mix produit.

Actuellement, Meteor estime à 9 000 hectolitres sa quantité de bières en fin de date de consommation, en raison de la production lancée à l’automne avant le deuxième confinement et qui n’a pas pu être distribuée dans les CHR fermés depuis lors. Son dirigeant fait tout de même "le pari de reconstituer des stocks de fûts dès à présent pour ne pas se retrouver dans une situation de rupture de stock". Tout en naviguant à vue quant à une date ferme de réouverture des CHR.

Éviter les ruptures de la chaîne logistique

Situation similaire à Saverne dans le Bas-Rhin. La brasserie de La Licorne (200 salariés ; CA 2020 : 70 millions d’euros en chute de 20 % par rapport à 2019), propriété du groupe allemand Karlsberg, brasse un million d’hectolitres par an. Olivier Amossé, directeur commercial de la brasserie, s’attend à "une destruction massive en 2021 car la fermeture des CHR dure depuis six mois. Actuellement, nous avons l’équivalent de 900 000 euros de fûts en stock et des dates de péremption tombent chaque jour. Sur le premier semestre 2021, nous réalisons - 96 % de l’activité dans les CHR et nous n’avons aucune visibilité pour une date de reprise".

En 2020, La Licorne a réalisé "un très bel été lors de la réouverture des CHR", se souvient Olivier Amossé, qui voudrait voir un phénomène identique cet été. "On espère un raz-de-marée car les Français vont sûrement passer leurs vacances dans le pays et vont consommer ici". Dans cette optique, la brasserie de Saverne relance progressivement ses deux lignes de fûts à l’arrêt depuis six mois. Mais pour préparer la reprise, l’industriel se dit aussi tributaire de la chaîne logistique. "Nous constituons des stocks pour honorer les commandes dès la réouverture. Cependant, les fûts sont consignés et sans roulement pour le moment, nous ne disposons pas d’un parc de fûts à l’infini".

Le retour à la proximité pour sauver la saison ?

La saison estivale se prépare donc maintenant et certains misent sur des services annexes pour relancer les affaires. Antoine Caspar est directeur marketing et commercial de la brasserie Saint-Pierre (dix salariés ; CA 2019 : 1 million d’euros, perte d’activité de 35 % en 2020), située dans le village du même nom dans le Bas-Rhin. Selon lui, "l’ADN de la brasserie artisanale, ouverte en 2001, c’est d’en faire un espace de visites. Dès le mois de juin 2020, nous avons eu une bonne surprise, les touristes sont venus de toute la France visiter la brasserie et acheter nos bières sur place".

Même si le brasseur alsacien "fait le dos rond" cette année, car dépendant de trois facteurs : "L’absence de touristes, le reconfinement à dix kilomètres qui restreint la vente directe et la fermeture des CHR qui représente 20 % de l’activité", il ne se dit pas "défaitiste". Au contraire, Antoine Caspar estime avoir "tiré les leçons de 2020. Nous en avons profité pour moderniser notre site internet et mettre en place un click and collect". De plus, la brasserie Saint-Pierre qui distribue ses bouteilles en GMS, en épiceries fines et chez les cavistes du Grand Est, estime que "les commerces de proximité et le bio ont été sollicités pendant les confinements. Cela a été notre rayon de soleil, ce canal a prospéré". Un avis partagé par Éric Trossat. Celui qui dirige également la brasserie artisanale Uberach (cinq salariés ; CA 2019 : 1,3 million d’euros, 20 % de perte de CA en 2020) dans la commune bas-rhinoise du Val-de-Moder, se projette : "Quand la situation sera revenue à la normale, certaines brasseries pourront bénéficier d’un réseau de distribution élargi car 2020 leur a permis de développer une clientèle de proximité".
Changement d’échelle mais arguments semblables du côté de l’industriel Kronenbourg. Philippe Collinet, directeur de la communication externe chez Kronenbourg, observe que "les consommateurs se tournent vers du premium, du bio, de l’artisanal, du local, du made in France. Ce n’est pas propre à la bière, c’est une tendance d’achats qui s’est accélérée avec les confinements".

Innovation et investissements

Si les brasseries artisanales tendent à reporter une partie des investissements prévus en 2020-2021, les brasseurs veulent voir la lumière au bout du tunnel et poursuivent les innovations. Certains planchent sur de nouveaux débouchés, à l’image de Meteor qui travaille avec des bars strasbourgeois sur une technologie encore confidentielle de bières à emporter. D’autres poursuivent la diversification de l’activité. La Licorne a ainsi maintenu son enveloppe de quatre millions d’euros en 2020-2021 pour des investissements en RSE avec économie d’eau et d’énergie, en productivité et dans une unité de désalcoolisation pour fabriquer des bières zéro alcool. L’entreprise se projette en 2022 avec l’installation d’une troisième ligne de fûts pour 500 000 euros. À Schiltigheim, aux portes de Strasbourg, la brasserie de l’Espérance (240 salariés ; CA Heineken France en 2020 : 1,169 Md €), l’un des trois sites de production du groupe néerlandais Heineken en France, produit 1,5 million d’hectolitres par an dont 60 % pour la GMS et 40 % pour la CHD. Six millions d’euros ont été investis dans un procédé de désalcoolisation. Le site alsacien a lancé plusieurs références de bières avec zéro degré d’alcool depuis fin 2020. Enfin, les industriels misent aussi sur le numérique. Pour maintenir le lien et accompagner ses clients CHR, Kronenbourg propose un service numérique. Kroworking met ainsi en relation les clients CHR de Kronenbourg et des start-up aux services innovants pour conserver l’activité malgré la crise sanitaire. Thierry Caloin, vice-président commercial CHD chez Kronenbourg, a la " conviction que toute crise est un terreau à l’innovation ". Charge maintenant aux quelque cent commerciaux de Kronenbourg de promouvoir cet outil auprès de ses clients, soit 50 000 points de ventes dont 30 000 courants d’affaires récurrents. Du nord au sud de l’Alsace, c’est l’ensemble d’une filière qui parie désormais sur l’été pour sortir la tête des bulles.

Alsace # Agroalimentaire # Conjoncture # Investissement